En mémoire d’Hubert Reeves… le plus universel des poètes canadiens.
Nous l’avons tous appris : la division par zéro donne… l’infini.
Depuis L. Couturiat, on sait en effet qu’une telle division donne l’infini, puisque n’importe quel nombre divisé par l’infini donne… zéro.
Curieux rapport entre l’infini et le néant. Ainsi, l’un se trouve par son contraire et inversement.
Ceci veut-il dire que le néant comporte le tout et que, contrairement à la pensée depuis Parménide, le non-être… est !?
Depuis A. Einstein et plus encore G. Lemaître (né à Charleroi), on sait que l’écoulement du temps est relatif.
En gros, chaque observateur a son propre temps et il n’existe pas de temps universel. Chaque temps dépend de la courbure locale de l’espace-temps qui y crée sa gravité.
Par contre, il existerait des présents éternels (pas du tout ! selon C. Rovelli, qui développe la théorie du rebond du trou noir en trou blanc avec un temps inversé) : chaque « centre » des millions de trous noirs qui nous entourent en serait un, puisqu’il y règnerait une gravité infinie et que le temps y devient alors espace… et inversement.
Autrement dit, notre temps psycho-social, celui de nos montres et des horaires de train, est tout simplement une convention humaine, une fiction certes commode mais fausse.
Plus amusant, on sait que l’intrication quantique est indépendante de la distance.
On sait, et c’est démontré, que le « transfert » de l’information entre deux particules intriquées n’obéit pas à la limite dite « indépassable » de la vitesse de la lumière.
Or, dépasser ce mur, ce serait permettre que la conséquence soit antérieure à la cause, ce qui nous paraît absurde…
Raison pour laquelle on parle de théorie physique non locale. Mais il y a d’autres tentatives d’explication :
– la théorie des cordes (E. Witten) ;
– la gravité quantique à boucles (encore C. Rovelli) ;
– ou encore l’hypothèse que notre univers serait la projection holographique d’un espace à dimensions plus nombreuses (G. ’t Hooft et L. Susskind), où l’information est première et l’espace-temps dérivé...
« Vaste sujet », eût dit le général De Gaulle.
Quoi qu’il en soit, deux petites vérités et une question abyssale, parmi tant d’autres, qui sont pudiquement qualifiées de « contre-intuitives », mais qui, en réalité, ouvrent sur le gouffre de notre ignorance.
Autrement dit, des évidences de notre perception du monde réel qui sont tout simplement… fausses, inexpliquées, incomplètes.
Mais si notre description des réalités peut ne pas être conforme à celles-ci, encore notre perception elle-même, en elle-même, peut-elle être fausse.
Évoquons le témoignage en justice. Pas le faux, mais bien le témoignage vrai, sincère et de bonne foi.
Le témoignage est le récit présent d’un passé par une personne. Pour ce faire, le sens le plus utilisé par l’humain est la vision.
Nous acceptons bien volontiers d’être repris sur la qualification d’un bruit, sur la sensation du toucher, du goût ou d’une odeur, mais peu sur la vision. Depuis saint Thomas, ce qui n’est pas vu n’est pas cru… et inversement.
Et pourtant, la vision nous joue des tours.
Plus que l’illusion d’optique bien connue, notre cerveau « interprète » tout ce qu’il a reçu comme information électrique de nos nerfs optiques et donne sens au message.
Ce n’est donc pas l’image, mais la traduction synaptique de l’information électrique qui constitue notre « vision », et l’interprétation qu’en fait le cerveau : deux filtres, dès lors.
Personne ne reprochera à un daltonien de ne pas « voir » les couleurs, mais peu de gens pensent que les couleurs ne sont que des longueurs d’onde, dont peu sont perceptibles par un œil humain, et que d’autres êtres verront d’autres « couleurs » ou pas, y compris dans l’infrarouge (certains serpents) ou dans l’ultraviolet.
Nos perceptions sont contingentées par la double limite de notre nature humaine et de nos capacités personnelles.
En outre, l’objectivité du descriptif est limitée au consensus humain. Le bleu est bleu… uniquement pour la majorité de l’humanité (exit aveugles, daltoniens et autres).
Mais plus encore, les neurosciences — dont les progrès se révèlent fabuleux depuis une vingtaine d’années — ont mis en exergue les biais cognitifs.
Un biais cognitif est un schéma de pensée influencé par une cause inconsciente, cause de déviation du jugement conscient. Autrement dit : « Nous ne pensons pas comme nous pensons que nous pensons » (voir P. Wagner-Egger, Les canons de la rationalité, éd. NecPlus, L’Année psychologique, 2011/1, p. 191 à 224).
Notre cerveau limité nous joue des tours : il interprète ce qu’il reçoit, sélectionne, reconstruit, donne une cohérence, efface l’incompris et l’incompréhensible, oublie le traumatique, exagère et réduit.
C’est le « pouvoir voir ».
Et cela va encore plus loin lorsque l’on se questionne non plus sur le narrateur, mais sur l’effet de celui-ci sur l’objet rapporté.
C’est le « vouloir voir ».
En physique quantique, on sait que la mesure de la position de la particule ne peut se réaliser que par l’effondrement de la fonction d’onde ; avant cela, c’est impossible, les particules sont « superposées ».
L’observateur agit donc directement sur ce qu’il va décrire, ce qu’il veut voir, comme interagissent toutes les autres conditions de l’observation — principe démontré par H. Everett.
Ainsi, poser la question du « où ? » (ex. : position de l’électron ?) dans le présent implique nécessairement d’influencer la fonction dans le passé.
Cela ne veut pas dire de la modifier (elle est causale et déterministe), mais simplement lui donner une histoire parmi toutes celles que les probabilités lui offrent.
En cosmologie, St. Hawkins a ainsi développé une lecture descendante de l’histoire de l’univers, mettant fin à une vision platonicienne (préexistence de lois immuables extérieures au monde sensible) et anthropomorphique (exigence de compatibilité des observations avec l’existence de l’humanité) : l’histoire serait quantique.
Pour dire les choses : le passé est flou et multiple tant qu’on ne l’interroge pas, il est probabiliste même s’il est irréversible.
Ainsi, le présent influence-t-il directement le passé : « Il n’y a pas de réponse tant que la question n’est pas posée » (J. Wheeler).
Non pas au sens qu’elle n’est pas connue, mais qu’elle n’existe tout simplement pas.
Plus encore : la question fait partie de la réponse.
Il serait donc erroné de considérer le récit comme le rendu unique et objectif d’une singularité antérieure et cohérente.
C’est là tout le gouffre de ce qui s’appelle « le problème de la mesure » en physique (J. von Neumann) — autrement dit : le « vouloir voir ».
La conjugaison de ces considérations produit que le témoignage présent d’un acte nécessairement passé est tout aussi nécessairement orienté et dépend directement du questionnement.
Autrement dit : « pas de question, pas de réponse », au sens que la réponse ne préexiste pas, elle est indéterministe.
Mais plus encore : ne sera apporté au présent, sous forme de réponse, que ce que la question limite dans le passé.
De même, la cause, qui logiquement préexiste à la conséquence, ne trouve sa matérialité que comme objet présent d’une question actuelle.
Ainsi, c’est la conséquence qui « choisirait » la cause… en tout cas dans son unicité apparente.
Et c’est cette apparence de singularité qui me semble être la plus grande fragilité du témoignage historique humain.
Il n’y a pas d’histoire, mais des histoires. Et la cohérence d’une réponse n’est que l’effondrement singulier, en un temps et un lieu, d’une multiplicité de possibles.
Cette réponse est elle-même contingentée aux limites des capacités de l’observateur-témoin (magistrats, policiers ou avocats), qui fait en outre intrinsèquement partie du rapport question-réponse.
Le témoignage n’est dès lors qu’un effondrement singulier d’une pluralité de récits tous vrais mais uniquement probables, où le cadre dont fait partie l’observateur-questionnant est inévitablement acteur-influenceur… même — et surtout — si le « questionneur » a la plus grande intégrité… humaine.
Yves Demanet,
Avocat au barreau de Charleroi
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