Universités d'été et blanchiment

Le Fil blanc : le Classique

Pour rappel, la version classique du Fil blanc aborde chaque mois (en principe une Tribune sur deux), par le biais d’un article qui se veut court et lisible, un thème spécifique relatif à la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme, pour vous informer et vous rappeler que l’assujettissement est plus rapide que beaucoup ne l’imaginent. 

Sa Spin-off examine chaque mois (l’autre Tribune sur deux) une branche spécifique du droit à la loupe, afin de déterminer où sa pratique pourrait donner lieu à un assujettissement et quels y seraient les indices d’un éventuel blanchiment. 

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Universités d'été et blanchiment

Les 22 et 23 août derniers, se sont tenues, au Château de Courrière, sous un soleil radieux, les septièmes Universités d’été organisées par AVOCATS.BE. 

Un des nombreux ateliers proposés était consacré aux actualités en matière de blanchiment. 

Nous vous proposons ci-dessous un résumé des principaux thèmes qui ont été abordés à cette occasion, devant l’assistance fournie, très concentrée, et de grande qualité, que ni la complexité de la matière ni les torpeurs de l’été n’avaient rebutée.   

1. Arrêt de la Cour de Justice de l’Union européenne du 22 novembre 2022 (affaires jointes C-37/20 et C-601/20) 

Cet arrêt a considéré, en substance, que l’accès au grand public de certaines données figurant dans le registre des bénéficiaires effectifs, tel qu’organisé par la cinquième directive (UE) 2018/843, impliquait une ingérence non nécessaire et disproportionnée dans le droit à la vie privée et à la protection des données personnelles des personnes concernées.  

La Cour a notamment relevé que l’accès au grand public était susceptible de permettre à des personnes qui cherchent à s’informer sur la situation matérielle et financière d’un bénéficiaire effectif d’accéder à ces informations pour des raisons étrangères à l’objectif poursuivi (point 42), mais aussi que les personnes concernées pouvaient conserver et diffuser ces données (point 43).

Cet arrêt porte un enseignement qui n’est pas anodin : il réfute l’idée que la « transparence » de l’environnement économique (que postule en dernière analyse la notion même de propriété effective) puisse être conçue en termes absolus, et impliquer sans réserve l’accès de tous aux données concernées. 

Ceci étant, un examen détaillé de l’arrêt démontre que ce n’est pas tant le principe d’un large accès au registre qui est condamné par la Cour, que l’absence de garde-fous entourant cet accès, ce dont témoignent d’ailleurs les modifications proposées dans le « package législatif » proposé par la Commission européenne le 20 juillet 2021, puisqu’elles proposent un retour vers la notion d’intérêt légitime (condition devant être rencontrée pour pouvoir accéder au registre), tout en présumant que certains acteurs de la société civile, tels que les journalistes et les organisations ou associations liées, par leur objet, à la prévention du BC/FT, disposent d’un tel intérêt.

Relevons que, parallèlement à cet arrêt, et dès avant celui-ci, le GAFI avait mené des réflexions sur la notion de propriété effective, dans le cadre de ses travaux de révision de la recommandation 24 consacrée à la transparence et aux bénéficiaires effectifs des personnes morales, et de la note interprétative qui l’accompagne. Cette dernière énonce que les pays peuvent « envisager de faciliter » l’accès des informations relatives aux bénéficiaires effectifs « au public ».

2. Évolutions prochaines du cadre juridique européen : le « paquet législatif AML »

Les lignes de force de ce prochain cadre juridique, actuellement en discussion entre le Parlement et le Conseil (dans le cadre de la procédure de codécision), sont les suivantes : 

  • insertion des règles de base (notamment tout ce qui concerne les customer due diligence (CDD)) dans un règlement, avec diverses modifications par rapport au droit actuel existant (notamment une extension du champ d’application ratione personae de la réglementation) ;  
  • directive complétant le règlement (pour les règles non susceptibles d’application directe), et abrogeant la directive 2015/849/UE ; 
  • règlement instaurant l’Autorité européenne de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (sur le modèle d’une autorité de surveillance autonome).

Divers points spécifiques et sensibles de ces projets d’instruments juridiques sont suivis avec attention par les autorités professionnelles : ils concernent la définition du secret professionnel, les pouvoirs de l’autorité nationale de supervision qui devra être désignée pour les entités assujetties ayant confié la surveillance du BC/FT à un organisme d’auto-régulation, et les pouvoirs de la nouvelle autorité européenne elle-même investie d’un rôle de coupole et de coordination en la matière.   

Il s’agit de s’assurer que les droits et libertés fondamentaux, qui passent par la reconnaissance inentamée du secret professionnel, mais aussi de l’indépendance de la profession d’avocat qui lui est intimement liée, soient préservés. 

3. Réaffirmation constante du secret professionnel et des vertus cardinales de la profession  

L’importance du secret professionnel - auquel la réglementation du BC/FT n’a d’ailleurs pas vocation à porter atteinte, il est bon de le rappeler - a été rappelée en diverses occasions : 

  • Le registre des bénéficiaires effectifs et l’obligation de signaler les discordances 

Dans un arrêt n°247.922 du 26 juin 2020, le Conseil d’Etat annulé l’article 19, § 1er, de l’arrêté royal du 30 juillet 2018 relatif aux modalités de fonctionnement du registre UBO (lui-même inspiré de l’article 30.4 et 31.5 de la quatrième directive 2015/849 telle que modifiée par la cinquième directive 2018/843), en tant qu’il imposait aux entités assujetties, tels que les avocats, de signaler au gestionnaire du registre toutes discordances constatées entre les informations figurant dans le registre et celles en leur possession. 

  • La directive DAC 6 et la coopération avec les autorités fiscales

Rappelons que la directive DAC 6 intègre certains dispositifs fiscaux transfrontières dans l’échange automatique de renseignements entre les autorités fiscales. Dans ce contexte, elle met à charge des intermédiaires, en ce compris les avocats, ou, à défaut du contribuable, une obligation de divulgation de ces dispositifs aux autorités fiscales. Si elle prévoit explicitement une exception pour le secret professionnel, elle précise que, lorsque cette exception est appelée à jouer, l’intermédiaire concerné doit avertir les autres intermédiaires ou, à défaut, le contribuable concerné, de l’obligation de notification qui lui incombe.

Des recours en annulation ont été introduits, devant la Cour constitutionnelle, contre les mesures fédérales et régionales de transposition. Dans le cadre du recours dirigé contre le décret flamand, la Cour constitutionnelle a interrogé la Cour de justice de l’Union européenne, par un arrêt 167/2020 du 17 décembre 2020, quant à savoir si l’exigence d’une notification aux autres intermédiaires énoncée par la directive était compatible avec le respect du secret professionnel. 

Entretemps, et par un arrêt 103/2022 du 15 septembre 2022, la Cour constitutionnelle, saisie dans le cadre du recours en annulation dirigé contre la loi de transposition fédérale, a annulé l’interdiction faite à certains dépositaires du secret de se prévaloir de celui-ci en ce qui concerne l’obligation de déclarer périodiquement les « dispositifs commercialisables », sursis à statuer dans l’attente de la réponse de la CJUE aux questions posées dans l’arrêt 167/2020, et posé diverses autres questions préjudicielles à la CJUE concernant la légalité du régime DAC 6 (violation du principe d’égalité, de légalité, diverses questions d’interprétation, etc.). 

Dans un arrêt du 8 décembre 2022 (affaire C-694/20), la Cour de Luxembourg, statuant sur la question préjudicielle posée dans l’arrêt 167/2020 précité, a jugé que cette obligation de notification constituait, en tant qu’elle était imposée aux avocats, une ingérence dans le droit au respect des communications entre les avocats et leurs clients, garanti à l’article 7 de la charte des droits fondamentaux (droit à la vie privée). La Cour réfère à l’arrêt Michaud c. France du 6 décembre 2012 de la CEDH, et à la jurisprudence de la juridiction de Strasbourg concernant le secret professionnel, dont il est clairement énoncé qu’il vise « tant l’activité de défense que la consultation juridique » (en écho à ce qu’avait déjà considéré, tout aussi explicitement, la Cour constitutionnelle dans son arrêt du 24 septembre 2020). Dans son arrêt, la Cour de justice a rappelé que le droit à la vie privée impliquait une protection renforcée aux échanges entre les avocats et leurs clients et que cette protection spécifique du secret professionnel des avocats se justifiait par le fait que les avocats se voient confier une mission fondamentale dans une société démocratique. La Cour a très clairement posé que l’ingérence dans ces principes organisée par la directive DAC 6, si elle répondait bien au principe de légalité, ne pouvait être justifiée au regard des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union européenne et n’était pas nécessaire à la poursuite de ces objectifs (a fortiori sachant que tous les intermédiaires et le contribuable sont également soumis à l’obligation d’information). En revanche, la Cour n’aperçoit pas de difficulté avec le droit à un procès équitable, eu égard à l’absence de lien avéré avec une procédure judiciaire pendante ou à venir. 

Dans un arrêt du 20 juillet 2023, la Cour constitutionnelle a suivi l’enseignement de la CJUE et annulé les dispositions du décret flamand faisant obligation à l’avocat d’informer un autre intermédiaire n’étant pas son client. La Cour constitutionnelle a également annulé les dispositions du décret prévoyant que l’avocat ne peut pas se prévaloir de son secret professionnel concernant l’obligation de déclaration périodique relative aux dispositifs commercialisables (comme elle l’avait déjà fait au niveau fédéral). L’affaire demeure pendante dans l’attente des réponses aux questions préjudicielles posées par l’arrêt 103/2022 du 15 septembre 2022.  

  • Les sanctions financières et le conflit russo-ukrainien

Le huitième train de sanctions infligées par l’Union européenne dans le contexte du conflit ukrainien interdit en substance de fournir des services de conseil juridique au gouvernement russe et à des personnes morales, des entités ou des organismes établis en Russie (article 1, 12) du règlement (UE) 2022/1904 du 6 octobre 2022 modifiant le règlement (UE) 883/2014 concernant des mesures restrictives eu égard aux actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine.

Même s’il est fait exception à ces interdictions pour « la prestation de services qui sont strictement nécessaires à l’exercice des droits de la défense dans le cadre d’une procédure judiciaire et du droit à un recours effectif », cette interdiction pose question, compte tenu de l’importance que revêt le recours à l’avocat dans une société démocratique et un Etat de droit.  

Des recours judiciaires ont ainsi été introduits contre ces dispositions. 

  • La législation relative aux lanceurs d’alerte

La récente loi du 28 novembre 2022 sur la protection des personnes qui signalent des violations au droit de l’Union ou au droit national constatées au sein d’une entité juridique du secteur privé est expressément rendue inapplicable aux informations couvertes par le secret médical ou « aux informations et renseignements que les avocats reçoivent de leurs clients ou obtiennent au sujet de leurs clients, à la condition qu'ils évaluent la situation juridique de ce client ou exercent leur mission de défense ou de représentation de ce client, soit dans une procédure judiciaire ou concernant une telle procédure, soit dans le cadre de conseils relatifs à la manière d'engager ou d'éviter une telle procédure » (article 5, §1er, 3° de la loi). 

La protection du lanceur d’alerte et la mise en place des canaux de signalement spécifiques ne vaut donc pas dans toute la mesure où les informations concernées sont couvertes par le secret professionnel.

Le secret professionnel est ainsi réaffirmé, et préservé, tout en recevant une définition identique à celle qui a été consacrée, par les directives européennes, en matière de prévention du BC/FT.

4. Modification de l’article 505 du Code pénal 

Le 18 juillet 2023, le texte de la nouvelle mouture de l’article 505 du Code pénal a été adopté en deuxième lecture par la Commission de la Justice de la Chambre.

Pour l’essentiel, il s’agit de transposer -avec retard - la directive 2018/1673 du 23 octobre 2018 visant à lutter contre le blanchiment de capitaux au moyen du droit pénal (improprement qualifiée parfois de « sixième directive blanchiment »).

L’exception à l’incrimination de blanchiment de capitaux (qualifiée de cause d’excuse absolutoire par la doctrine), en vertu de laquelle « sauf à l'égard de l'auteur, du coauteur ou du complice de l'infraction d'où proviennent les choses visées à l'article 42, 3°, les infractions visées à l'alinéa 1er, 2° (recel élargi) et 4° (dissimulation, déguisement etc.), ont trait exclusivement, en matière fiscale, à des faits commis dans le cadre de fraude fiscale grave, organisée ou non », est modifiée dans les termes suivants : 

  • elle ne vaut plus que pour les entités assujetties alors qu’avant elle valait pour tout un chacun, à l’exception de l’auteur ou coauteur de l’infraction (fiscale) principale ; 
  • il s’agit désormais d’une « exemption de peine », non d’une exception à l’incrimination ; 
  • elle ne vaut que pour la fraude fiscale simple (alors que, en tout cas de l’estime des soussignés, une exonération complémentaire avait été instituée, par l’article 505, alinéa 4, du Code pénal, en matière de fraude fiscale grave et organisée (puis, depuis la loi du 15 juillet 2013 portant des dispositions urgentes en matière de lutte contre la fraude, de fraude fiscale grave, organisée ou non), au bénéfice des entités assujetties ayant déclaré un soupçon en la matière, en application de l’article 14 quinquies devenu 28 de la loi du 11 janvier 1993, le cas échéant  dans le contexte du régime de déclaration de soupçon indiciaire mis en place par cette disposition et précisé par l’AR du 3 juin 2007 ; la loi du 11 janvier 1993 et l’AR du 3 juin 2007 ayant été abrogés par la loi du 18 septembre 2017 (qui ne comporte aucune disposition équivalente instaurant un régime spécifique de déclaration de soupçon en matière de fraude fiscale grave), l’article 505, alinéa 4 du Code pénal avait cependant perdu son intérêt depuis lors) ;  
  • elle suppose que l’entité assujettie « se conforme à la législation et à la réglementation en matière de lutte contre la fraude fiscale y compris celles découlant de la loi du 18 septembre 2017 » (alors que sous le régime précédent, l’exemption était inconditionnelle, en tout cas pour la fraude fiscale simple).

Relevons que, parallèlement, le 24 juillet 2023, a été déposé sur le bureau de la Chambre le projet de loi introduisant le Livre II du Code pénal. Celui-ci comporte de nouvelles dispositions relatives au blanchiment (article 502 et 503 du projet) qui comportent aucune exonération en matière de fraude fiscale. Il conviendra de suivre l’évolution de ce projet, et la façon dont l’article 505 du Code pénal modifié va, le cas échéant, s’articuler avec lui. 

5. Varia 

Divers points ont été plus brièvement abordés, tels que :

  • le dernier rapport annuel de la CTIF (rapport d’activités 2022), 
  • l’analyse des risques nationales, l’évaluation de la Belgique par le GAFI, 
  • la notion de « bonne foi » dans le contexte de l’immunité octroyée au déclarant d’un soupçon, et celle, liée à la précédente, de l’application du contentieux de la responsabilité civile aux normes qui composent le volet préventif.    

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Les jolis ateliers de vacances, tous les jours on voudrait que ça recommence …

Olivier Creplet et Bruno Dessart, 
Avocats au barreau de Bruxelles et membres de la commission anti-blanchiment d'AVOCATS.BE

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Vous pouvez toujours adresser vos questions à blanchiment@avocats.be. Nous ferons le maximum pour y apporter une réponse claire dans les meilleurs délais.
Rappelons que tous les documents proposés par la Commission anti-blanchiment pour vous faciliter la lutte anti-blanchiment se trouvent sur l’extranet d’AVOCATS.BE

A propos de l'auteur

Olivier
Creplet
Avocat au Barreau de Bruxelles

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