Interview de Marc Nève, président du Conseil central de surveillance pénitentiaire (CCSP)

Propos recueillis par Jean-Christophe Bouchoms, avocat au barreau de Liège-Huy.

Cette interview fait suite à l’avis adopté par le CCSP/CTRG le 10 février 2025 exhortant l’état belge à prendre « une indispensable initiative en matière de régulation carcérale » (disponible ici). Marc NEVE, président du CCSP et avocat honoraire au barreau de Liège-Huy, a accepté de répondre à quelques questions relatives à la surpopulation carcérale dans les prisons belges ainsi qu’aux leviers disponibles pour y remédier.


Pouvez-vous vous présenter brièvement et nous décrire l’organe que vous présidez ?

En 2018, je me suis porté candidat pour présider le Conseil central de surveillance pénitentiaire (CCSP), mis en place conformément à la loi de principes du 12 janvier 2005 concernant l’administration pénitentiaire ainsi que le statut juridique de détenus. Il est vrai que comme avocat pénaliste je m’étais régulièrement engagé en droit pénitentiaire ; en outre, en marge de mon travail d’avocat j’ai notamment été durant 12 ans membre du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants, une fonction qui m’a beaucoup appris quant à la surveillance des lieux de privation de liberté.

Le CCSP, mis en place par le Parlement qui a élu ses différents membres, est une institution dépendant directement du Parlement fédéral, au même titre que le CSJ, le Comité P, le Collège des Médiateurs fédéraux, etc., a pour première mission, comme le précise la loi de principes, d’exercer un contrôle indépendant sur les prisons, sur le traitement réservé aux détenus et sur le respect des règles les concernant.

On vient de passer le cap symbolique des 13.000 détenus. On ne fait en réalité que passer des caps symboliques : 10.000, 11.000, 12.000. Qu’est ce qui peut expliquer cette augmentation ? Cette augmentation est-elle à mettre en corrélation avec la hausse de la criminalité ?

En réalité, nous sommes bien au-delà de ce cap. En effet, au 24 mars outre les 13.018 détenus incarcérés, il y a 713 condamnés en congé pénitentiaire prolongé (CPP) et plus de 3000 condamnés dont la mise à exécution de la peine a été suspendue et qui doivent encore entrer en prison à une date ultérieure. En outre parmi les 13.018 incarcérés, il y a 267 détenus contraints de dormir sur un matelas posé à même le sol. Dans une toute récente communication, l’administration, précise que « la crise de la surpopulation carcérale atteint son point culminant sur le plan humanitaire ». Ajoutons que depuis plusieurs années déjà, le CCSP n’a jamais cessé d’alerter à ce sujet. En outre, précisions aussi que c’est l’évolution dramatique de cette situation qui a déterminé en son temps AVOCATS.BE à agir en responsabilité contre l’Etat belge devant les tribunaux de Bruxelles, Mons et Liège pour la situation ayant cours dans les prisons bruxelloises et dans les prisons de Mons et Lantin.

Pour être complet, l’Institut National de Criminalistique et de Criminologie (INCC) a clairement mis en évidence le fait que cette augmentation de la surpopulation est d’autant plus paradoxale que dans le même temps, les statistiques disponibles indiquent une diminution continue de la criminalité.

En préambule de l’avis il est expliqué qu’une concertation des différents acteurs de la chaine pénale devrait être mise en place dès lors que le taux d’occupation d’une prison atteindrait 90%. D’où vient ce taux ? Est-ce inspiré d’un autre système qui a fonctionné ? Si oui, comment cela a été mis en place ?

Le récent avis publié par le CCSP en matière de régulation carcérale s’inscrit dans un contexte bien précis. De la mi-décembre à la mi-janvier, à la requête de l’administration pénitentiaire qui plaidait pour la mise en place d’une loi de crise, différents intervenants ont été entendus par la commission de la Justice du Parlement. C’est ainsi que différents projets ont été soumis par plusieurs des intervenants entendus par la Commission. Par ailleurs, fin décembre 2024, le tout nouveau Conseil pénitentiaire, installé quelques mois plus tôt, a publié un premier avis consacré à la problématique de la surpopulation carcérale. Notre proposition fait suite à ces différentes initiatives et prend également appui sur des recommandations de longue date du Conseil de l’Europe. Ainsi, ce taux de 90% auquel se réfère le Livre blanc sur le surpeuplement carcéral mis au point dès 2016 par le Conseil de l’Europe et qui précise à ce sujet « (qu’)un établissement pénitentiaire rempli à plus de 90% de sa capacité connaît un risque imminent de surpeuplement carcéral. Cette situation est très risquée et les autorités devraient s’en alarmer et prendre les mesures nécessaires pour éviter tout engorgement ». Ces 90% c’est donc un « seuil de criticité », à partir duquel il faut se donner les moyens d’agir dès qu’il est atteint.

Dans notre avis, nous expliquons que la régulation carcérale que nous conseillons de mettre en place fait aussi l’objet des dernières recommandations du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, en charge du suivi de l’exécution des arrêts de la Cour européenne. Nous précisions aussi que des exemples de régulation carcérale, bien que de nature différente, existent ailleurs.

Les mesures actuelles (CPP, report des billets d’écrou), sont-elles suffisantes ? Peuvent-elles être qualifiées de structurelles ?

À l’évidence, les mesures actuelles n’ont qu’un impact limité sans compter que comme le CCSP l’a aussitôt mis en évidence (voir l’avis publié le 15 avril 2024 : F_AV_2024_01_Avis-mesures-surpopulation.pdf ), la mesure la plus spectaculaire, le congé pénitentiaire prolongé est dépourvu de toute base légale, c’est-à-dire faisant abstraction du congé pénitentiaire tel qu’organisé par la loi.

Aujourd’hui, pouvons-nous encore éviter de suspendre l’exécution des courtes peines ? Ne faudrait-il pas revenir en arrière et prendre des mesures plus radicales le temps de mettre en place des solutions structurelles pérennes ?

C’est là aussi une des options proposées par plusieurs intervenants entendus par la commission de la Justice, des associations de directeurs de prison aux syndicats du personnel pénitentiaire en passant par le Collège des procureurs-généraux. C’est du reste aussi une des options à laquelle réfléchit la nouvelle ministre. Je tiens à préciser que la régulation carcérale que préconise le CCSP est à situer à un stade ultérieur. Elle devrait pouvoir être mise en place à terme, soit après une ou plusieurs mesures plus radicales et urgentes, par exemple une grâce collective ainsi que le propose par le Collège des procureurs généraux et qui diminuerait aussitôt et substantiellement la surpopulation.

Durant la crise du COVID, le nombre de détenus a considérablement diminué sur base de circulaires ministérielles accordant des libérations anticipées ou suspendant l’exécution de certaines peines. La criminalité a-t-elle augmenté durant cette période ?

Cette référence est essentielle ; c’est en effet le meilleur exemple d’une régulation carcérale récente et parfaitement réussie en ce sens qu’elle n’a eu aucun impact sur la sécurité publique.

Si le concept de quotas semble être opportun, quel en serait l’effet en pratique ? Comme vous le relevez, des quotas existent déjà dans les prisons dites DBFM. Cela ne les empêche pour autant pas d’être surpeuplées (cfr. Marche). Qu’en serait-il donc des sanctions en cas de non-respect des quotas ? Existe-t-il des mécanismes similaires ailleurs ? Enfin, quel a été l’impact de ces quotas dans les autres pays où ils ont été mis en œuvre ?

Dans notre avis nous ne manquons pas de relever qu’à l’origine, la loi de principes fixait un quota de capacité maximale par prison. Et en son temps, le Conseil supérieur de la Justice a également souscrit à cette idée qui est et demeure essentielle. Plus récemment, en juillet 2024, la SPF Justice dans un mémorandum à l’intention du nouveau gouvernement a également rappelé que la capacité réelle des prisons doit être établie par la loi, de même que la capacité d'accueil maximale de chaque prison, à savoir la somme de leur quota et de leur marge de capacité de réserve. En outre, il y a en effet des exemples à l’étranger ; je pense notamment à la situation que connaissent les prisons allemandes.

On pourrait s’étonner que la régulation carcérale proposée doive s’organiser dans le cadre d’un contrôle judiciaire puisque, malgré de nombreuses condamnations en matière de surpopulation carcérale et de conditions de détention, l’Etat belge peine à respecter ces décisions. Par conséquent, le contrôle judiciaire proposé n’est-il malheureusement pas illusoire quand le pouvoir exécutif n’y est plus attentif ?

Pareil contrôle judiciaire est en effet indispensable dès lors que voici près de vingt ans, dans le cadre des réformes visant l’exécution des peines, le législateur a confié cette compétence au tribunal de l’exécution des peines.

Autre aspect tout aussi essentiel, la détention ordonnée, que ce soit avant jugement ou après condamnation, c’est aux yeux de la loi, une détention qui respecte les droits fondamentaux. C’est sur cette base que dans les différentes décisions récentes obtenues au terme des procédures entreprises par AVOCATS.BE des magistrats ont condamné l’Etat belge ; en clair, des magistrats ont considéré que la détention ordonnée par d’autres magistrats s’exécutait de façon illégale.

Enfin, à cela s’ajoute bien entendu un dernier aspect, loin d’être négligeable, soit l’exécution des décisions de justice à charge de l’Etat. Il y a, à cet égard, une sorte d’immunité des pouvoirs publics qui heurte de front le respect de l’Etat de droit. En témoigne encore davantage que le blocage total quant aux décisions en matière de surpopulation, la non-exécution répétée des décisions en droit des étrangers. Reste à faire le siège de la Cour européenne. Par ailleurs, n’oublions pas que d’ici là, les décisions obtenues sont autant de leviers à utiliser dans le dialogue à poursuivre en matière de politique pénitentiaire.

La réduction d’une journée de détention sur la peine pour chaque nuit passée sur un matelas à même le sol est une idée intéressante. A-t-elle déjà été éprouvée dans d’autres pays ? Pourrait-on également étendre cette possibilité pour les détenus incarcérés dans des conditions de détentions dégradantes (Saint-Gilles, Mons, maison d’arrêt de Lantin) ? Dans l’affirmative, cela serait-il en l’état possible en pratique ou faudrait-il mettre sur place un comité indépendant (éventuellement un organe du CCSP) qui trancherait quand un détenu est détenu de façon inhumaine et/ou dégradante ?

Après avoir été condamnées par la Cour européenne, dans la foulée de l’affaire Torreggiani, les autorités italiennes, parmi les mesures mises en place, figure notamment cette possibilité d’une réduction de peine pour chaque journée de détention dans des conditions contraires à l’article 3 de la CEDH. Fixer une indemnisation par nuit passée sur un matelas à même le sol s’inscrit dans cette perspective. C’est aussi, la charge de la preuve étant toujours particulièrement difficile pour le détenu, le fait le plus simple à documenter ou à prouver.

Devons-nous craindre que des détenus le soient dans des containers ou sur des bateaux ? Un projet est-il toujours en préparation à cet égard ? Quel est votre avis ?

Dans le cadre des négociations gouvernementales, il fut question en effet de bateaux-prisons. L’accord gouvernemental n’en fait plus état. Tant mieux. En son temps, avec le CPT, j’en avais visité en son temps aux Pays-Bas. C’était non seulement difficilement praticable mais aussi dégradant. Les néerlandais y ont d’ailleurs renoncé. Il est cependant question non pas de containers mais de préfabriqués. Le CCSP a rendu en son temps un premier avis à ce sujet à la demande du ministre qui envisageait des maisons de détention, soit des structures assez réduites, à envisager suivant ce concept. Rien n’a été entrepris depuis. Nous suivrons bien entendu cela de près.

Avez-vous constaté une détérioration de ces problématiques par rapport au moment où tu étais avocat ou président du CPT ?

Le plus inquiétant c’est sans conteste ce désir insatiable de punir, de punir par la prison. Qui plus est, en feignant d’ignorer que la détention imposée s’exécute dans des conditions indignes et inacceptables.

Avez-vous l’impression que nous avons toujours une prise sur ces sujets ? L’Etat belge ne respecte pas les condamnations judiciaires et peine à prendre en compte les observations des différents acteurs (CCSP, LDH, CPT, IFDH, AVOCATS.BE, ...). Pouvons-nous encore espérer un changement significatif alors que la situation empire depuis des décennies ?

J’ai toujours apprécié cette formule d’Antonio Gramsci, extraite de ses carnets de prison : "Il faut allier le pessimisme de la raison à l'optimisme de la volonté". Comme le rappellent à juste titre certains critiques, selon la signification que l'on accorde aux concepts de raison et de volonté, on peut interpréter cette pensée de bien des façons. Il n'en demeure pas moins qu'il s'agit bien d'une morale de l'action, puisqu'il n'est pas question de baisser les bras et de se résigner à "l'inéluctable" (encore Gramsci : « je hais les indifférents »... ).

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