Blanchiment : le rôle du bâtonnier

Pour rappel, la rubrique « Le fil blanc » est consacrée à la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme. Chaque édition aborde un autre thème pour vous informer et vous rappeler que l’assujettissement est plus rapide que beaucoup ne l’imaginent.

Appliquer la loi anti-blanchiment relève parfois de l’exercice du funambule. D’où le titre de notre rubrique…

Celle-ci se veut courte est lisible. Elle se veut également interactive, donc n’hésitez pas à nous soumettre vos questions à l’adresse blanchiment@avocats.be. Nous ferons le maximum pour y apporter une réponse claire.

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Introduction 

La loi du 18 septembre 2017 ("la Loi") a entendu concilier les obligations qu'elle impose aux entités assujetties au nom de leur participation à l'effort de prévention du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme, avec le secret professionnel de l'avocat, qui est une garantie fondamentale du procès équitable et de l'Etat de droit, unanimement reconnue par la jurisprudence nationale et internationale.

Dans cette optique, elle opère, en plusieurs points, des aménagements au dispositif préventif applicable aux entités assujetties, en ce qui concerne les avocats.

Plusieurs de ces aménagements concernent la déclaration de soupçons, qui est d'ailleurs en un sens "l'obligation-phare" du dispositif préventif (... il s'agit tout de même de dénoncer ...), et celle qui a vocation à entrer le plus naturellement en conflit avec le devoir de secret professionnel de l'avocat. Parmi ceux-ci figure ce qu'il est convenu d'appeler - un peu improprement, nous allons le voir- le "filtre du bâtonnier".    

De quoi s'agit-il ? Quelle est sa portée exacte ? Et quelles en sont les modalités ? 

Un intermédiaire obligé des déclarations de soupçons 

Au terme de l'article 52 de la Loi, les avocats doivent formaliser leur déclaration de soupçon dans les mains du bâtonnier, et non de la CTIF comme cela est indiqué à l'article 47 de la Loi pour les autres entités assujetties.

Le bâtonnier est donc, d'abord et avant tout, un intermédiaire obligé des déclarations de soupçons à la CTIF, et le seul qui puisse diriger de telles déclarations vers la CTIF, lorsqu'elles émanent d'un avocat. 

Le rôle du bâtonnier 

La Loi précise que le bâtonnier vérifie: 

1° Le respect des conditions visées aux articles 5, §1er, 28° (c'est-à-dire du champ d'application matériel de la Loi, en ce qui concerne les avocats). A vrai dire, cette précision suscite des réserves, puisque la logique de la Loi commande manifestement que chaque avocat, à qui elle s'adresse individuellement en qualité d'entité assujettie, est tenu d'apprécier, sous sa propre responsabilité s'il entre oui non, du fait de l'opération de son client à laquelle il prête assistance, dans son champ d'application matériel.

2° Le respect de l'exception de secret professionnel énoncée par l'article 53 de la Loi, ce qui semble beaucoup plus en phase avec le rôle qui peut être attendu du bâtonnier, en l'espèce, en sa qualité de passerelle obligée des déclarations de soupçons. 

Rappelons que cette exception de secret professionnel signifie ni plus ni moins que l'avocat n'est pas tenu de réaliser une déclaration de soupçon portant sur les faits et éléments, informations et renseignements visés par la Loi  -pas davantage qu'il n'est tenu de coopérer avec la CTIF au titre de son pouvoir d'investigation (voir également, à ce propos, l'article 81, §3 de la Loi)- "lorsque ceux-ci ont été reçus d'un de leurs clients ou obtenus sur un de leurs clients lors de l'évaluation de la situation juridique de ce client ou dans l'exercice de leur mission de défense ou de représentation de ce client dans une procédure judiciaire ou concernant une telle procédure, y compris dans le cadre de conseils relatifs à la manière d'engager ou d'éviter une procédure, que ces informations soient reçus ou obtenus avant, pendant, ou après cette procédure, sauf si les entités assujetties visées ont pris part à des activités de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme, ont fourni un conseil juridique à des fins de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme ou savent que le client a sollicité un conseil juridique à de telles fins".       

On l'aura compris: ce pan de phrase extrêmement travaillé tend à rassembler en une formule de synthèse unique le périmètre du secret professionnel et les hypothèses dans lesquelles celui-ci peut être amené à devoir céder (notamment celles d'une implication pénale propre de l'avocat). L'exercice est pour le moins délicat puisqu'en matière de secret professionnel, tout est en dernier recours question d'espèce, de fin découpage et d'infinies subtilités, d'appréhension du contexte dans lequel telle ou telle information a été fournie, et de la sincérité avec laquelle l'avocat a été approché, dans le cadre d'une relation effective entre lui-même et un client désireux de conseils juridiques.  

La Loi est claire, ici encore: lorsque l'obligation de secret est appelée à jouer, il est fait échec à l'obligation de déclaration de l'avocat, de sorte que le bâtonnier n'a pas à en être saisi. Ceci montre bien que la vérification et l'appréciation de l'obligation de secret professionnel incombe au premier chef à chaque avocat individuellement. 

L'épineuse question du "filtre" 

Une question importante consiste à avoir si le bâtonnier est habilité à filtrer la déclaration de soupçons qu'il reçoit d'un avocat, en en extrayant par exemple ce qui relève du secret professionnel, tout en y maintenant ce qui n'en relève pas (un peu à l'instar du tri effectué lors d'une perquisition réalisée chez un avocat).  

Curieusement, la Loi dénie tout pouvoir de filtre au bâtonnier (article 52 in fine: "Le cas échéant, il transmet,..., immédiatement et de manière non filtrée, les informations à la CTIF") et la conformité de cette interprétation avec la Constitution a été récemment validée par la Cour constitutionnelle, à l'occasion de son arrêt 114/2020 du 24 septembre 2020 (voyez spécialement les points B.26 à B.29).  

A première vue, cette solution suscite l'interrogation: il est permis de se demander quel peut être le pouvoir concret du bâtonnier qui, tout en se voyant investi de la responsabilité de veiller au respect du devoir de secret professionnel dans le cadre des déclarations de soupçon effectuées par les avocats, se voit néanmoins placé devant l'alternative suivante: transmettre, sans filtre aucun, les déclarations de soupçons qu'il a reçues, lorsqu'il constate qu'elles ne violent pas le devoir de secret professionnel de l'avocat, ou refuser de les transmettre, dans leur intégralité, lorsqu'il constate qu'elles le violent, à quelque titre que ce soit.  

Contre toute attente, le pouvoir du bâtonnier est donc défini en termes binaires et, en quelque sorte, "absolutistes" (accepter ou refuser la déclaration de soupçons telle quelle, dont l'établissement incombe entièrement à l'avocat, et relève de sa responsabilité), alors que son rôle de gardien de secret professionnel (et la place "naturelle" que celui-ci confère à l'analyse du cas par cas) devrait justifier la possibilité de redéfinir le périmètre de la déclaration de soupçons d'une façon qui soit respectueuse du secret professionnel, en en omettant par exemple les éléments qui heurtent le secret professionnel. Rien de cela, en l'espèce: le rôle dévolu au bâtonnier n'implique aucun pouvoir de filtrer la déclaration de soupçons de l'avocat, ni de s'immiscer dans sa rédaction ou dans le périmètre des informations transmises. 

En réalité, cette solution traduit, et confirme, la répartition des rôles telle qu'elle est conçue, en termes clairs, tranchés, et finalement assez heureux par la Loi: l'avocat est, dans tous les cas, ultimement responsable de l'établissement de la déclaration de soupçon, et d'apprécier la nécessité d'y procéder au regard de l'exception de secret professionnel (dont il est le premier gardien, en quelque sorte), tandis que le bâtonnier est, pour sa part, uniquement chargé de veiller, dans un second temps et dans le cadre d'une sorte de "contrôle de deuxième ligne", si la déclaration de soupçons qui lui est transmise par un avocat respecte bien le devoir de secret professionnel, sous peine de devoir refuser qu'elle soit communiquée, dans son intégralité, à la CTIF, sans pouvoir la modifier.

Intervention plus générale dans les échanges avec la CTIF ?

La Loi, nous l'avons dit, protège les avocats du pouvoir d'investigation de la CTIF, dans toute la mesure de leur secret professionnel (article 53).  

Elle ne fait cependant pas formellement du bâtonnier le rempart ou l'intermédiaire obligé des demandes adressées par la CTIF aux avocats au titre de son devoir d'investigation (organisé par l'article 81 de la Loi), comme elle le fait pour les déclarations de soupçons. 

Notons d'ailleurs qu'aux termes de l'article 81 de la Loi, le pouvoir d'investigation de la CTIF peut s'exercer tant vis-à-vis du bâtonnier que des entités assujetties, en ce compris les avocats, ce qui semble confirmer l'idée que la CTIF puisse exercer son pouvoir indifféremment vis-à-vis des uns et des autres (sans préjudice à la vigilance qui s'impose pour éviter de s'exposer au risque de participer à une violation du devoir de secret professionnel).

Rappelons également que ce devoir d'investigation peut s'exercer en dehors de toute déclaration de soupçon de l'avocat concerné, et peut concerner toute information  propos de laquelle la CTIF estime, dans le cadre de tel ou tel dossier en cours ou plus généralement encore de l'accomplissement de ses missions, devoir l'interroger.  

Il appartient dès lors à l'avocat qui serait le cas échéant confronté à une telle demande d'investigation, d'apprécier si son obligation de secret professionnel fait obstacle ou non à ce qu'il y soit satisfait. 

Rien n'interdit cependant à l'avocat -et la prudence voudrait même qu'il le lui soit recommandé- de s'ouvrir de la problématique auprès de son bâtonnier, spécialement en cas de doute quant à l'attitude à adopter, pareille consultation n'étant cependant pas de nature à énerver l'idée que l'appréciation des contours du devoir de secret professionnel ressortit invariablement, et en dernière analyse, à la responsabilité individuelle de chaque avocat.    

Un argument de texte autorise même à aller un pas plus loin: l'article 4.87 du Codéon énonce que "le bâtonnier est le seul point de contact de la Cellule de Traitement des Informations Financières, que ce soit pour transmettre une déclaration de soupçon d’un avocat ou pour répondre aux éventuelles demandes d’informations de la Cellule". De cette disposition, il semble qu'il faille déduire que l'avocat auquel est adressée une demande de renseignement de la CTIF est tenu de communiquer au préalable sa réponse à celle-ci à son bâtonnier, les autorités déontologiques ayant sans doute considéré, non sans raison, que la situation devait être traitée de façon analogue à celle de la déclaration de soupçons. Rien n'indique cependant que cette disposition soit jugée conforme à la Loi par la CTIF ou par toute autre autorité juridictionnelle qui viendrait à se pencher sur la question. 

Olivier Creplet
Membre de la Commission anti-blanchiment d’AVOCATS.BE

 

A propos de l'auteur

Olivier
Creplet
Avocat au Barreau de Bruxelles

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