Recul démocratique en Pologne - Violation organisée des droits humains

A l’occasion de la rentrée de l’Ordre français du barreau de Bruxelles, le 20 janvier 2023, Madame Joanna Hetnarowicz-Sikora, membre du conseil de l’Association des juges polonais IUSTITIA, a prononcé un émouvant et très inquiétant discours sur les derniers développements en Pologne.

Par son intervention, la juge polonaise a voulu nous rappeler que les droits humains et une justice indépendante forment le fondement d’un monde démocratique et qu’ils sont l'essence même de l'État de droit sur lequel se fonde l'Union européenne.

Les juristes polonais en ont pris très concrètement et très violemment conscience depuis que le monde politique s’attaque à l’indépendance des tribunaux.

L’intervention de Madame Hetnarowicz-Sikora fera l’objet d’une publication par le barreau de Bruxelles. J’ai toutefois été invitée à vous en partager, par le biais de cette Tribune européenne, un bref résumé.

Je me concentrerai sur la description que Madame Hetnarowicz-Sikora a faite de l’évolution de la situation depuis 2015 et des mesures prises par la nouvelle coalition depuis son accession au pouvoir. Vous prendrez connaissance, dans la publication du barreau de Bruxelles, des initiatives de l’Union européenne et de celles de la Cour européenne des droits de l’homme face à ces atteintes.


Depuis 2015, la coalition de droite unie au pouvoir, "Droit et Justice" (PiS), dirigée par Jarosław Kaczyński et soutenue par le partenaire minoritaire "Solidarité Pologne" (SP) dirigé par Zbigniew Ziobro, a systématiquement cherché à subordonner politiquement le pouvoir judiciaire. 

Madame Hetnarowicz-Sikora a mis en exergue six points essentiels autour desquels s’articule cette désintégration systématique de l'indépendance du pouvoir judiciaire polonais :

1. Mainmise sur la Cour constitutionnelle : En décembre 2015, le Parlement a amendé la loi sur la Cour constitutionnelle,  annulé les nominations de trois juges (désignés par le parlement précédent), remplacé ces trois juges par des candidats de la nouvelle coalition, raccourci les mandats du président et du vice-président de la Cour puis nommé une nouvelle présidente, et ce pour un mandat de neuf ans. Alors que cette Cour - considérée comme illégitime depuis le 8 février 2017 – poursuit ses activités, ceci pose la question de la validité des décisions qu’elle prononce.

2. Prise de contrôle des tribunaux de droit commun : En raison d'amendements à la loi sur les tribunaux ordinaires, le ministre de la justice s'est vu accorder en juillet 2017 une période de six mois pour révoquer et remplacer les présidents des tribunaux de droit commun, qui sont notamment membres d'office d'un organe chargé de donner des avis sur les candidats à des promotions judiciaires dans un domaine de compétence d'une région donnée.  20 % des présidents ont ainsi été limogés sans justification écrite, avant la fin de leur mandat. Cette mesure a permis au ministre de la justice d'avoir un pouvoir politique important sur les tribunaux de droit commun en Pologne.

3. Prise de contrôle du ministère public - Le ministère public a été rattaché au cabinet du ministre de la justice qui a reçu le pouvoir de nommer et de révoquer les procureurs et d'intervenir dans des affaires particulières. 

4. Prise de contrôle du système de nomination des juges - Le Conseil national de la magistrature (Néo-NCJ), qui décide de la nomination et de la promotion de tous les juges en Pologne, a également été réorganisé pour donner à la coalition des partis au pouvoir la possibilité de sélectionner directement ou indirectement 21 des 25 membres de ce conseil. 

5. Prise de contrôle de la Cour suprême (CS) - Les magistrats de la Cour suprême (CS) qui ont atteint l’âge de la pension, sont systématiquement remplacés par de nouveaux membres nommés par le Néo-NCJ. En outre, la Cour suprême (CS) a été complétée en 2017 par deux nouvelles chambres dotées de pouvoirs étendus pour contrôler les autres juges et rejuger leurs affaires. Les membres de ces nouvelles chambres sont sélectionnés par le Néo-NCJ et rémunérés 40 % de plus que les juges ordinaires de la Cour suprême.  

La première de ces deux nouvelles chambres est la Chambre disciplinaire (SCDC), qu’on appelle désormais Chambre de responsabilité professionnelle (CPR). Elle est habilitée à contrôler les juges grâce à une "loi muselière" permettant de les sanctionner pour le contenu de leurs décisions. Elle vise plus particulièrement les juges qui, contrairement aux intérêts politiques du gouvernement, exercent le droit et le devoir de s'assurer que leurs décisions sont conformes au droit communautaire, posent des questions préliminaires à la CJUE sur l'interprétation du droit de l'UE, remettent en question la légitimité de la nomination des juges ou des membres de la NCJ conformément aux décisions de la CJUE ou de la Cour européenne des droits de l'homme ou utilisent leur liberté d'expression pour exprimer des opinions générales sur l'État de droit. 

La deuxième de ces deux nouvelles chambres est la Chambre de contrôle extraordinaire et des affaires publiques (SCEC). Elle est habilitée à modifier tout jugement définitif d'un tribunal, et en particulier les jugements dans les affaires concernant :

  • la concurrence et la protection des consommateurs,
  • la réglementation des secteurs de l'énergie, des télécommunications, des chemins de fer, des marchés des eaux et des eaux usées ;
  • les plaintes contre des décisions de la Néo-JNC, des décisions du président du Conseil national de la radiodiffusion, la durée excessive des procédures judiciaires et l'extension excessive de l'autorité publique ;
  • les plaintes concernant les élections locales, nationales et européennes.

6. Développement du système disciplinaire des juges – Le parlement polonais a adopté une loi qui exclut la compétence des tribunaux pour contrôler la légalité des résolutions de la Néo-NCJ recommandant des candidats à la Cour suprême. En outre, en décembre 2019, le Parlement a adopté la loi dite "loi muselière", qui prévoit explicitement que le fait de remettre en cause l'effectivité des nominations judiciaires ou le mandat d'un organe constitutionnel constitue une infraction disciplinaire .  Cette loi empêche les juges d'appliquer la jurisprudence de la CJUE et de la Cour suprême et de soulever des questions relatives à l'article 6 de la Convention EDH. 

En outre, le ministre de la Justice est autorisé à décider d'une interruption immédiate d'un mois des fonctions judiciaires de chaque juge en Pologne . La Chambre disciplinaire de la Cour suprême (remplacée aujourd'hui par la Chambre de responsabilité professionnelle) doit soit émettre une résolution suspendant le juge, soit annuler l'ordre d'interruption . La Chambre de responsabilité professionnelle de la Cour suprême peut à tout moment émettre une résolution suspendant le juge dans ses fonctions judiciaires et réduire son salaire de 25 à 50 % pendant la durée de la suspension. Le juge ne recevra aucune notification de la séance à huis clos devant la chambre concernant une telle suspension. Le panel de juges décide d'une suspension après avoir entendu l'un des responsables de la discipline des juges des tribunaux ordinaires (on vise donc ici des juges qui ont été nommés à ces fonctions par le ministre de la justice).

Les autorités qui supervisent les tribunaux peuvent également recourir à d'autres méthodes assez sophistiquées telles que le transfert d'une division d’un tribunal à une autre (par exemple de la division pénale à la division du travail et de l'assurance sociale), la révocation d'une fonction de chef de département pour des raisons de restructuration du tribunal ou le refus d'autoriser un juge à exercer des activités professionnelles complémentaires comme des conférences à l'université.

De son côté, le ministre de la justice peut décider de déléguer des juges à une instance supérieure pour une période déterminée. Il peut aussi décider, à tout moment, de révoquer un juge dans le cadre de ces délégations, sans donner de raison.


Les représentants de diverses autorités polonaises, d'organismes et d'institutions étatiques contrôlés de jure ou de facto par l'actuelle coalition au pouvoir multiplient les déclarations publiques et les actions en vue de saper la légitimité du système judiciaire dans son ensemble, en ce compris l'autorité de la CJUE et de la Cour européenne des droits de l'homme, ainsi que de la Commission de Venise. Une enquête criminelle visant tous les juges de la CJUE pour abus potentiel de compétence a même été lancée en décembre 2021, ce qui constitue un fait sans précédent.

Cette politique entraine d’une part, un abaissement général du respect des normes relatives aux droits fondamentaux en Pologne dans les activités des services publics tels que la police et, d’autre part, une augmentation du risque de violation du droit à un procès équitable dans presque toutes les affaires pendantes devant les tribunaux polonais avec les conséquences dramatiques pour les parties amenées à comparaître devant les juridictions polonaises, qu’il s’agisse de ressortissants polonais ou de résidents étrangers.

Anne Jonlet,
Avocate au barreau de Bruxelles - Responsable du bureau de liaison européen

A propos de l'auteur

Anne
Jonlet
Responsable du bureau de liaison européen

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