Auguste Poisson savait maintenant quelle était sa vocation, depuis le premier jour : il était né pour défendre les victimes.
En rangeant la bibliothèque de mes parents, je suis retombé sur ces deux petits ouvrages écrits par Jean-Denis Bredin à l’aube de ce siècle, à l’époque où il était venu donner une conférence à Liège.
Rien ne va plus est un recueil de nouvelles. Particulièrement cohérent. Douze personnages. Douze histoires. Douze dérives. Douze solitudes.
Auguste Poisson est avocat. Il y est arrivé malgré une vie morose, faite d’épreuves et d’insuccès, mais aussi de travail et de persévérance. Et il est finalement bien arrivé. Spécialisé dans la défense des victimes, qu’il comprend si bien, il a créé un cabinet prospère, qui s’appuie sur des associations de victimes qu’il a lui-même créées (les associations, pas les victimes…). Sa notoriété est telle qu’il a même été élu à l’Assemblée nationale où il tente de faire admettre une nouvelle proposition de loi qui instaurerait un principe fondamental du droit de la responsabilité : « Tout dommage oblige un coupable à le réparer ». Mais le jour même où sa proposition est recalée (c’est une version édulcorée qui est finalement adoptée : « Tout dommage oblige la victime à recevoir réparation »), il apprend la mort de sa mère. Continuera-t-il à n’être qu’une victime ?
À côté d’Auguste Poisson, il y en a donc onze autres. D’Édouard Duplan, cadre supérieur qui commence subitement à accumuler les mauvais sorts, au professeur Chevillard qui, lors d’un séjour dans un palace genevois, échoue toute la nuit à recréer le noir absolu dans lequel il a l’obsession de dormir, en passant par Jules Boulon qui, à l’approche de la retraite sent sa mémoire infaillible l’abandonner, ou par Pierre, qu’une dame de son âge, mais encore resplendissante, croit reconnaître dans un train comme l’amant avec lequel elle a eu, jadis, une fugace aventure.
Ils sont donc douze. Mais peut-être sont-ils nous tous. Nous tous, qui, arrivés à un certain âge – celui qu’avait Jean-Denis Bredin à l’époque, celui que j’ai aujourd’hui - nous égarons dans un monde qui n’est plus fait pour nous, qui passe trop vite, comme cette peut-être flamboyante maîtresse dont Pierre n’a pas su garder le souvenir.
Et soudain Pierre perdit, sur le quai, son apaisante certitude. Était-ce vraiment elle qui l’avait pris pour un autre ? N’était-ce pas plutôt lui qui ne l’avait pas reconnue ? À moins qu’ils n’aient partagé ce naufrage, qu’ils ne se soient connus tous deux ailleurs et autrement ?
Tempus fugit… Vous l’aurez compris, si ces histoires sont merveilleusement écrites, elles ne sont pas à conseiller aux dépressifs.
Lettre à Dieu le Fils n’est pas plus réjouissant. Jean-Denis Bredin exprime les doutes qui, au soir de sa vie, assaillent un bourgeois français catholique (pléonasme ?). Pourquoi tant d’absurdités ? Pourquoi la mort, la vieillesse, la guerre, l’injustice, … ?
Nous, les exclus de la Foi, nous savons bien que vous ne croiserez pas notre chemin, que nous crèverons dans le doute. Et nous n’arrêterons pas de vous chercher jusqu’à la mort, jusqu’à ce jour où, peut-être, vous nous expliquerez enfin pourquoi vous n’avez jamais voulu nous parler.
Patrick Henry
Ancien président
