Nous sommes spécialisés en droit des étrangers. Pourtant, nous ne savons toujours pas comment conseiller nos clients "sans-papiers" qui veulent être régularisés, car les critères de régularisation sont cachés, au mépris de la démocratie.
Une carte blanche signée par 160 avocats spécialisés en droit des étrangers, dont 10 bâtonniers et le président d’AVOCATS.BE (voir la liste ci-dessous).
Nous sommes toutes et tous avocats spécialisés en droit des étrangers, certains d’entre nous depuis dix, vingt, trente ans, parfois plus. Pourtant, nous ne savons toujours pas comment conseiller ou déconseiller nos clientes et clients "sans-papiers" qui veulent être régularisés.
En droit, la difficulté est généralement de voir comment le ou la justiciable s’adapte - ou non - à la règle existante. En matière de régularisation d’étrangers, la difficulté est de trouver, de découvrir la règle. Cette incertitude est une particularité du droit de la migrance. Si par exemple une ou un de nos clients a construit un bâtiment sans permis d’urbanisme, une consultation des textes juridiques nous permet de lui dire dans quelles conditions il ou elle peut obtenir un permis de régularisation. Si une ou un client a envoyé "au noir" de l’argent à l’étranger, une consultation des textes juridiques nous permet de lui dire dans quelles conditions légales il ou elle peut procéder à une régularisation de son argent et le ramener en Belgique. Si une ou un client a un casier judiciaire, une consultation des textes juridiques nous permet de lui dire dans quelles conditions il ou elle peut obtenir une réhabilitation.
Nous pourrions multiplier les exemples de cas dans lesquels la loi a minutieusement prévu des conditions de régularisation, ce qui nous permet de conseiller avec certitudes nos clients pour qu’ils ou elles introduisent, ou non, une demande. Mais pour les régularisations en droit de la migrance, il n’y a pas de règle que nous puissions consulter.
Des procédures "vogelpik"
Nous en sommes réduits à des procédures "vogelpik". On va répétant que le pouvoir du secrétaire d’État et de l’administration est discrétionnaire. Un pouvoir est discrétionnaire lorsque celui ou celle qui prend une décision possède une liberté totale d’appréciation en fonction des circonstances. Mais lorsque ce pouvoir, parce qu’il n’est pas cadré par des critères, aboutit à des injustices, lorsque deux cas similaires débouchent sur des décisions différentes, voire opposées, on a franchi la limite qui va du discrétionnaire à la politique du pouce levé ou abaissé. Pourtant, des critères existent. Le fonctionnaire dirigeant de l’Office des étrangers le reconnaît expressément le 17 juillet 2021 dans une vidéo filmée devant les grévistes de la faim à la VUB. Il précise même que les "bonnes et bons" avocats les connaîtraient… Il faut croire que nous sommes toutes et tous de mauvais avocats : nous pouvons, tout au plus, deviner ces critères, mais nous ne les connaissons pas.
On est frappé par la similarité très forte avec les règles décrites par Kafka dans Le Procès. Une pratique plus ou moins longue du métier nous permet certes de supposer avec une quasi-certitude que dans telle ou telle situation, une régularisation sera refusée. Mais il nous est rigoureusement impossible de dire à une ou un client les conditions qui assureront une régularisation de séjour en Belgique.
Dans sa déclaration de politique générale déposée au Parlement en novembre 2021, Monsieur le Secrétaire d’État à la Migration dit son attachement à une politique "correcte, humaine et transparente". Mais ce louable souci de transparence est une farce s’il va de pair avec la conduite d’une politique pour laquelle des critères sont appliqués mais ne sont pas connus.
En réalité, l’existence de critères inconnus, non publiés, n’est tout simplement pas conforme avec les exigences d’un État démocratique. Dans un tel système, la règle est créée par l’autorité compétente (parlement, ministre, directeur d’administration) et quiconque doit pouvoir la consulter pour savoir ce qu’il peut ou non faire, et ce qu’il peut ou non attendre de l’autorité. Il y certes des exceptions, essentiellement en matière de défense et de sécurité. Mais elles ne se justifient pas en matière de migrance si on soutient qu’on la gère démocratiquement.
Qu’est-ce qui justifie cette opacité ?
On parle, comme toujours, de la crainte de "l’appel d’air" si des critères étaient publiés. Un mot d’abord sur cette expression. L’appel d’air sert à relancer un feu. On le craint lors des incendies. Comparer l’arrivée de migrants à un feu ou un incendie n’est ni neutre ni anodin. Aucune étude scientifique n’a pourtant établi l’existence de cet "effet". Doit-on rappeler que ce n’est pas un "appel d’air" qui a entraîné l’arrivée de milliers de Syriens en Europe… mais une guerre civile dans leur pays ?
Nombre d’entre nous ont connu les procédures de régularisations de 1999 et 2009. Dans les deux cas, les critères qui étaient appliqués étaient connus et publiés. Nous avons pu conseiller nos clients, leur dire si elles ou ils rencontraient ou non les critères.
L’existence de critères soigneusement cachés est dommageable pour les étrangers "sans-papiers", mais aussi pour la société. Le doute ou l’incertitude peuvent entraîner le désespoir. Mais pour l’étranger désespéré, cette imprévisibilité le ou la pousse à retenter sa chance. Qui sait, peut-être un jour remplira-t-il ou elle les critères, comme la ou le joueur de loto espère cocher les bonnes cases.
Une gestion saine et apaisée
La peur est mauvaise conseillère, dit-on. Cela vaut aussi pour la crainte de l’étranger ou pour la crainte d’une sanction électorale pour quiconque aurait le courage d’une politique raisonnable et raisonnée de la migrance. Nous ne pouvons accepter que la crainte d’un revers électoral conduise des hommes et des femmes d’État à des situations absurdes, voire préjudiciables pour la société. Ce sont au contraire ces incertitudes et la peur de montrer que la régularisation de nombre de sans-papiers serait bénéficiaire pour la société qui attise les discours extrémistes. Le secrétaire d’État communique allègrement à propos de demandeurs d’asile logés dans des centres proches des villes et villages inondés en juillet 2021, qui aident les sinistrés. Mais il refuse en revanche que par exemple des sans-papiers aide-soignants ou infirmiers, parfois diplômés en Belgique, soient régularisés. Pourtant chacun voit bien qu’ils et elles seraient éminemment utiles dans les hôpitaux ou les maisons de repos.
Parce que l’exercice d’une politique, quelle qu’elle soit, sur la base de critères cachés est malsaine, voire nuisible pour une société démocratique, nous demandons au Parlement d’exiger que les critères mis en œuvre par le secrétaire d’État et son administration soient publiés.
Liste des signataires
- Pascal Bertrand, avocat, bâtonnier
- Bernard Dapsens, bâtonnier
- André Delvaux, bâtonnier
- Jean-Marie Dermagne, avocat, bâtonnier
- Olivier Haenecour, avocat, bâtonnier, administrateur d’Avocats.be
- Patrick Henry, avocat, bâtonnier, ancien président d’Avocats.be, président d’Avocats sans frontières
- Pierre Henry, avocat, bâtonnier, administrateur d’Avocats.be
- Xavier Mercier, avocat, bâtonnier
- Jacques van Drooghenbroeck, avocat honoraire, bâtonnier, professeur honoraire de la faculté de droit de l’UCL
- Xavier Van Gils, bâtonnier, président d’Avocats.be
- Laura Adriaensens, avocate
- Dounia Alamat, avocate
- Maryse Alié, avocate
- Dylan Amer, avocat
- Isabelle Andoulsi, avocate
- Dominique Andrien, avocat
- Samantha Avalos de Viron, avocate
- Maud Ballez, avocate
- Thomas Bartos, avocat
- Georges-Henri Beauthier, avocat
- Frédéric Beckers, avocat
- Annabel Belamri, avocate
- Selma Benkhelifa, avocate
- Estelle Berthe, avocate
- Frédéric Bodson, avocat
- Mathilde Bonus, avocate
- Thomas Boquet, avocat
- Alexandra Borowski, avocate
- Justine Braun, avocate
- Robin Bronlet, avocat
- Alix Burghelle-Vernet, avocate
- Philippe Burnet, avocat
- Joke Callewaert, avocate
- Sophie Copinschi, avocate
- Charlotte Crucifix, avocate
- Hélène Crokart, avocate
- Rosalie Daneels, avocate
- Marie-Pierre de Buisseret, avocate
- François Declercq, avocat
- Maryll De Cooman, avocate
- Gaëtane de Crayencour, avocate
- Liola de Furstenberg, avocate
- Caroline Dejaifve, avocate
- Corinne Delgouffre, avocate
- Pauline Delgrange, avocate
- Emma Delwiche, avocate
- Jo Dereymaeker, avocate
- Alexis Deswaef, avocat, ancien président de la Ligue des droits humains
- Colombe Dethier, avocate
- Shaony de Spirlet, avocate
- Elisabeth Destain, avocate
- Colombe Dethier, avocate
- Isabelle de Viron, avocate
- Louise Diagre, avocate
- Jessica Dibi, avocate
- Estelle Didi, avocate
- Astrid D’Hayer, avocate
- Benoît Dhondt, avocat
- Véronique Dockx, avocate
- Marie Doutrepont, avocate
- Lucie Dufays, avocate
- Najate El Janati, avocate
- Marie El Khoury, avocate
- Marie Fallon-Kund, avocate
- Farah Féguy, avocate
- Élisa Fontaine, avocate
- Catherine Forget, avocate
- Terence Franssen, avocat
- Jean Gakwaya, avocat
- Alexandra Gardeur, avocate
- Gérald Gaspart, avocat
- Cécile Ghymers, avocate et co-présidente de la commission étrangers de la Ligue des droits humains
- Sibylle Gioe, avocate et présidente de la commission étrangers du barreau de Liège-Huy
- Guerric Goubau, avocat
- Laura Gourmelen, avocate
- Marie Grégoire, avocate
- Maia Grinberg, avocate
- Miep Grouwels, avocate
- François Haenecour, avocat
- Mathilde Hardt, avocate
- Charlotte Hauwen, avocate
- Thomas Hayez, avocat
- Valérie Henrion, avocate
- Lucie Hermant, avocate
- Piet Heyvaert, avocate
- Sophie Huart, avocate
- Patrick Huget, avocat
- Noémie Huyberechts, avocate
- Sarah Janssens, avocate
- Gaëlle Jordens, avocate
- Hawa Kaloga, avocate
- Leïla Lahssaini, avocate
- Loïca Lambert, avocate
- Louise Laperche, avocate, présidente du Syndicat des avocats pour la démocratie
- France Laurent, avocate
- Marguerite Laurent, avocate
- Elsa Leduc, avocate
- Caroline Lejeune, avocate
- Alexia Lemaire, avocate
- Blandine Lens, avocate
- Manon Libert, avocate
- Claire Limal, avocate
- Bobber Loos, avocat
- Vincent Lurquin, avocat
- Matthieu Lys, avocat
- Elaine Magnette, avocate
- Nathalie Malanda, avocate
- Caroline Marchand, avocate
- Thomas Mitevoy, avocat
- Émilie Moisse, avocate
- Caroline Mommer, avocate
- Maude Mostaert, avocate
- Mélanie Mugrefya, avocate
- Léopold Mustin, avocat
- Annelies Nachtergaele, juriste
- Catherine Nepper, avocate
- Eugénie Nothomb, avocate
- Melvin Ouedraogo, avocat
- Joséphine Paquot, avocate
- Jean-Marc Picard, avocat, ancien administrateur d’Avocats.be, président de la commission migrance d’Avocats.be
- Armelle Philippe, avocate
- Caroline Prudhon, avocate
- Gaëlle Raymaekers, avocate
- Juliette Richir, avocate
- Pierre Robert, avocat
- Anne-Sophie Rogghe, avocate
- Camille Rozada, avocate
- Esteban Rozenwayn, avocat
- Clémentine Samri, avocate
- Sylvie Saroléa, avocate
- Vanessa Sedziejewski, avocate
- Thierry Soetaert, avocat
- Olivier Stein, avocat
- Rose-Marie Sukkenik, avocate
- Marie Tancré, avocate
- Cécile Taymans, avocate
- Laura Trigaux, avocate
- Oriane Todts, avocate
- Maroussia Toungouz Névessignsky, avocate
- Déborah Unger, avocate
- Pascal Vancraeynest, avocat
- Cathy Van Cutsem, avocate
- Karlijn Van den Broeck, avocate
- Mieke Van den Broeck, avocate
- Véronique van der Plancke, avocate, co-présidente de la commission des droits économiques, sociaux et culturels de la Ligue des droits humains
- Annelore Vangenechten, avocate
- Karen Vanhollebeke, avocate
- Mieke Van Laer, avocate
- Layla Vanoeteren, avocate
- Hilde Van Vreckom, avocate
- Antoinette Van Vyve, avocate
- Hanne Van Walle, avocate
- Katrin Verhaegen, avocate
- Marine Vryens, avocate
- Jonathan Waldmann, avocat
- Tristan Wibault, avocat
- Claire Wies, avocate
- Julien Wolsey, avocat