Le cri du falcon : un crime judiciaire d'état par Bernard Maingain

Comme disait un jour Michel Franchimont, cet avocat qui m’a tellement soutenu durant ma jeunesse au barreau : « Imagine un seul instant tout ce qu’ils feraient si nous, les avocats, n’étions pas là ». Phrase forte et pétrie d’une expérience unique de cet immense pénaliste, qui cumula l’enseignement dans la faculté liégeoise en bord de Meuse, la défense loyale et sans concession de ses clients au Palais, et même la rédaction d’un rapport historique en Belgique sur la réforme de la justice pénale. Quel homme ! Et dans le cas d’espèce, je me remémorais cette phrase en gravissant les escaliers qui mènent dans ce petit couloir ultra-protégé, encerclé des forces de l’ordre, où il fallait montrer patte blanche pour entrer dans le saint des saints de la justice du terrorisme… La justice existe de temps en temps. Je l’ai rencontrée dans ce couloir fréquenté par des êtres si semblables et si différents.

Bernard Maingain a été, avec l’avocat parisien Lef Forster, le conseil de Rose Kabuye et de quelques autres leaders rwandais proches de Paul Kagame lorsque ceux-ci furent accusés, devant la justice parisienne d’être les auteurs de l’attentat du 6 mars 1994 qui entraîna la chute puis l’explosion du Falcon, l’avion qui transportait, entre autres, le président du Rwanda Juvénal Habyarimana et le président du Burundi Cyprien Ntaryamira. On sait que cet attentat est à l’origine du génocide qui débuta le soir même et, peut-être même, quelques heures auparavant.

Près d’un million de Tutsis, et de hutus modérés, furent exterminés, souvent dans des conditions indicibles, en quelques semaines. Nous le savons tous mais il faut avoir visité le mémorial consacré aux victimes du génocide, pour en appréhender, ne fût-ce qu’un peu, l’ampleur et l’horreur.

En Belgique, on a beaucoup parlé de l’exécution de nos dix parachutistes, lâchement assassinés à cette occasion, puis du retrait de nos troupes, qui laissa le champ libre aux génocidaires.

Mais beaucoup moins de l’enquête confiée, en France, au juge Bruguière, sur la base d’une plainte déposée par des milieux extrémistes hutus, imputant au F.P.R. la responsabilité de cet attentat. C’est dans le cadre de cette affaire que Lef Forster et Bernard Maingain intervinrent aux côtés des accusés, d’abord face au juge d’instruction Bruguière, ensuite, lorsqu’il devra se défaire du dossier, avec les juges Marc Trévidic et Nathalie Poux. J’écris « face » et « avec » car on ne peut nier que l’instruction changea du tout au tout lorsque le juge Bruguière en fut dessaisi.

La première partie de l’ouvrage raconte donc l’histoire d’une longue machination. Les mots « instruction à charge » paraissent inadéquats pour décrire ce qui semble bien être une manipulation volontaire. Neufs mandats d’arrêts furent délivrés par ce magistrat contre les leaders tutsis. L’un d’eux reçu exécution, à l’occasion d’un passage de Rose Kabuye en Allemagne.

Bernard Maingain raconte comment le premier rapport d’instruction, qui paraissait impressionnant, se révéla finalement n’être qu’une baudruche, gonflée à coups de faux témoignages, faux indices, disparition de preuves, confection de fausses preuves. Il dénonce la mauvaise foi patente des instructeurs, qui négligèrent sciemment toute vérification qui aurait pu disculper les prévenus tout en acceptant comme argent comptant tout témoignage à charge, même les plus invraisemblables et les moins crédibles. Un crime judiciaire d’État pour masquer un crime d’État.

Cet ouvrage est donc le compte-rendu du travail méticuleux de la défense pour tout remettre en cause, pied à pied, jusqu’à ce que le juge Bruguière soit remplacé par les juges Trévidic et Poux et que, à la faveur d’une instruction subitement redevenue impartiale, toutes les charges retenues contre les prévenus soient, une à une, écartées.

C’est un travail impressionnant, appuyé de nombreuses pièces. Certes, il n’est pas neutre. Ce que nous lisons, ce sont les mots de la défense du F.P.R. Mais il est étayé, et puissamment étayé. Rien ne semble oublié. Tous les témoignages à charge sont décortiqués, démontés, balayés. Petit à petit se dessine une immense machination dont les mobiles sont évidents : tenter de faire supporter par les Tutsis une partie du poids de leurs propres malheurs. Pour atténuer la responsabilité des Hutus. Et aussi dégager celle de la France…

C’est aussi impressionnant parce que, comme le disait Michel Franchimont, que se serait-il passé si la défense n’avait pas été là ? La machine à broyer aurait-elle pu être arrêtée ? Rien n’est moins sûr…

Comment un État peut manipuler sa justice pour servir ses intérêts : c’est aussi cela que nous conte Bernard Maingain. Et cela fait peur. 

En réalité, rien de nouveau sous le soleil de la Justice, car nous, avocats, savons bien que le mensonge est présent dans toutes les instructions judiciaires et qu’il est même un droit pour les personnes susceptibles d’être poursuivies. Raison pour laquelle l’enquêteur impartial s’adonne à l’exercice élémentaire de contrôle des déclarations pour s’assurer que les paroles prononcées sont confirmées par des faits matériels, ou éventuellement infirmées par les autres éléments de l’enquête. C’est cela instruire à charge et à décharge. Mais est-ce à cet exercice naturel que s’est livré le juge Bruguière ?

Non, évidemment non, nous assène Bernard Maingain. Et cela, c’est aussi inacceptable qu’effrayant.

Patrick HENRY, 
Ancien Président

A propos de l'auteur

Henry
Patrick
Ancien Président d'AVOCATS.BE

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