Le blanchiment de la fraude fiscale : une (terrible) saga juridique

Pour rappel, la rubrique « Le fil blanc » est consacrée à la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme. Chaque édition aborde un autre thème pour vous informer et vous rappeler que l’assujettissement est plus rapide que beaucoup ne l’imaginent.

Appliquer la loi anti-blanchiment relève parfois de l’exercice du funambule. D’où le titre de notre rubrique…

Celle-ci se veut courte est lisible. Elle se veut également interactive, donc n’hésitez pas à nous soumettre vos questions à l’adresse blanchiment@avocats.be. Nous ferons le maximum pour y apporter une réponse claire.

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L’infraction de blanchiment reprise à l’article 505 du Code pénal est, à ne pas s’y tromper, assez complexe.  Si l’objectif initial était celui de pouvoir appréhender le gain illicite lorsqu’il est réinjecté dans le circuit économique, l’une des questions, si pas la principale, qui est au cœur des débats est celle relative aux liens entre cette infraction et celle de la fraude fiscale.  Pourquoi ? Et où en sommes-nous exactement aujourd’hui ? 

Rétroactes

1. L’article 505, 2° du Code pénal a été inséré en 1990. Les 3° et 4° seront intégrés 5 ans plus tard. Ces dispositions incriminent trois comportements différents qui visent à blanchir l’avantage patrimonial tiré d’une infraction… toute infraction ? Les travaux parlementaires sont clairs, on vise bien l’avantage patrimonial pouvant résulter de n’importe quelle infraction. L’évitement d’une dette en cas de non-déclaration de revenus ou d’une succession peut-il constituer un avantage patrimonial confiscable au sens de l’article 42,3° auquel l’article 505 du même Code fait référence ? Cette question va susciter la controverse durant de nombreuses années.  L’arrêt de la Cour de cassation du 22 octobre 2003 sonnera toutefois le glas de celle-ci ou à tout le moins les prémices.

2. En ce qui concerne le dispositif préventif, on rappellera que reposant sur une demande de collaboration du secteur privé dans la poursuite des infractions, son champ d’application a toujours été limité. On vise le blanchiment d’infractions considérées comme graves (terrorisme, stupéfiants, trafic d’armes, etc.). Durant des années, si parmi ces activités criminelles, la fraude fiscale était visée encore fallait-il, pour qu’il puisse y avoir blanchiment au sens de la loi préventive, que celle-ci soit grave et organisée, mettant en œuvre des mécanismes complexes ou usant de procédés à dimension internationale. Un concept a donc existé durant deux décennies, concept sui generis car pareil type de fraude fiscale n’existe pas dans les différents codes fiscaux. Une distinction était donc opérée afin de ne devoir déclarer à la CTIF que les opérations pouvant relever de cette qualification. Durant des années, aussi, le seul exemple fourni était celui des carrousels TVA.   

3. Cette dichotomie entre le système préventif et l’article 505 (susceptible donc de s’appliquer pour toute infraction) a été supprimée par une loi du 10 mai 2007. Celle-ci a en effet modifié l’article 505 afin de faire coïncider les deux dispositifs légaux, uniquement en ce qui concernait les tiers à l’infraction de base toutefois (puisque le but était de ne plus placer les entités assujetties à la loi préventive en porte-à-faux eu égard à leur obligation de déclaration limitée à la fraude fiscale grave et organisée mais courant un risque de poursuites pour le blanchiment de la fraude fiscale tant grave et organisée que simple). Ainsi, l’article 505 alinéa 3 a précisé : « sauf à l'égard de l'auteur, du co-auteur ou du complice de l'infraction d'où proviennent les choses visées à l'article 42, 3°, les infractions visées à l'alinéa 1er, 2° et 4°, ont trait exclusivement, en matière fiscale, à des faits commis dans le cadre de fraude fiscale grave et organisée qui met en œuvre des mécanismes complexes ou qui use de procédés à dimension internationale ».

Et ils vécurent heureux ? Pas vraiment…

4. En 2013, les deux lois furent modifiées.  La notion de fraude fiscale grave et organisée mettant en œuvre des mécanismes complexes ou usant de procédés à dimension internationale fut remplacée par celle de fraude fiscale grave, organisée ou non. Aucune définition n’a été fournie (et ne l’est à l’heure actuelle). Certes, un renvoi aux anciens travaux parlementaires a été effectué. On devine aujourd’hui que la gravité peut provenir de l’utilisation de faux documents mais peut aussi résulter de l’importance de la fraude (en tant que telle ou par rapport à l’état de fortune du fraudeur). Bref, une notion aux contours subjectifs qui laissent donc une large place à l’appréciation : tout ce qu’on aime en matière pénale et aussi dans le dispositif préventif… La Cour constitutionnelle n’y a pourtant rien trouvé à redire (voyez ses arrêts du 5 février et 26 mars 2015).

5. En 2019, un petit espoir est né lorsque le nouveau système Una via mis en place dans l’arsenal pénal fiscal a fait dépendre la dénonciation d'infractions au parquet par l'administration fiscale de l'existence d'indices sérieux de fraude fiscale grave, organisée ou non. L’arrêté royal du 9 février 2020 portant exécution de l’article 29,§4 du Code d’instruction criminelle aura laissé insatisfait le juriste mais pas l’amateur de pléonasmes ou autres tautologies. 

On en est où aujourd’hui ?

1. Le Code pénal était en cours de réformation. Une directive européenne (AML 6) est venue se mêler du débat répressif puisqu’elle impose aux Etats membres d’incriminer l’infraction de blanchiment portant sur le produit de certaines infractions criminelles. Parmi celles-ci, les serious tax crimes. Encore une fois, cette notion de gravité. La transposition devait intervenir pour le 3 décembre 2020. Bien qu'aucune initiative spécifique n'ait encore abouti en Belgique en vue de sa transposition, celle-ci incrimine déjà le blanchiment lié à la fraude fiscale.  Il n’en demeure pas moins qu’il est difficile de savoir quel sera le relifting donné à l’article 505 à ce sujet. Il se murmure que la distinction entre la fraude fiscale grave, organisée ou non et celle qui ne l’est pas serait supprimée. On retournerait donc au pristin état : toute infraction, quelle qu’elle soit, grave ou pas, pourrait être susceptible d’engendrer l’infraction de blanchiment. Et alors me direz-vous, n’est-ce pas le cas pour toute autre infraction ? 

2. Oui, peut-être sauf que… le blanchiment de la fraude fiscale a pour effet que pour exclure tout doute quant à une origine illicite, les entités assujetties ont déjà tendance, aujourd’hui, à exiger de leurs clients que ceux-ci rapportent la preuve de ce que leurs avoirs ont toujours subi leur régime fiscal. Or, ce positionnement est évidemment contraire à de nombreux principes : (i) on rappellera d’abord que lorsque le parquet entend poursuivre quelqu’un de l’infraction de blanchiment, c’est à lui à démontrer que toute origine licite peut être écartée et non au justiciable à prouver toute l’origine licite (et ce, au moyen de documents probants) (ii) les délais de prescription en matière fiscale visent tant le droit pour l’administration fiscale de rectifier une situation que l’obligation de conservation des documents dans le chef du contribuable. Ce qui est exigé aujourd’hui par les banques, essentiellement, relève tout simplement d’un renversement de la charge de la preuve inacceptable (présumé coupable) qui se lie à une impossibilité matérielle de pouvoir y satisfaire.    

La dangereuse dérive administrative… Quand le chat n’est pas là, les souris dansent.  

Le législateur se refusant à définir la notion, à réduire la période (le blanchiment serait limité à des avantages patrimoniaux acquis les dix dernières années par exemple), bref à faire quelque chose, d’autres acteurs occupent le terrain à l’instar de la Banque nationale de Belgique (la BNB) qui dans une circulaire du 8 juin 2021, tout en insistant sur le fait qu’elle n’a ni compétence en matière fiscale ni en matière pénale, prend des positions dans les deux domaines et indique ce qu’elle entend correspondre à la notion de fraude fiscale grave. Est-ce son rôle en tant qu’autorité de contrôle ? 

Et l’avocat dans tout ça ? 

Ce n’est un secret pour personne, l’avocature n’a pas accueilli son assujettissement au dispositif préventif de gaieté de cœur. Les nombreux recours introduits par les Ordres, en règle avec succès, en témoignent. Nous sommes toutefois aujourd’hui tous inclus dans un système dont les contours ont été balisés notamment par notre Cour constitutionnelle par rapport à l’essence de notre profession, et pour cause.  Le système préventif a en effet comme objectif de pouvoir lutter contre une criminalité grave dont le but est essentiellement financier et qui se fait au détriment d’êtres humains, souvent les plus fragiles. L’objectif louable est d’ailleurs ce qui permet notre assujettissement même modelé. En tant qu’avocat il est toutefois difficile d’assister à pareille dérive : il appartient aujourd’hui aux justiciables de prouver leur innocence à des entités privées et ce, en matière fiscale (le fait de détenir des avoirs à l’étranger consistant, à ce propos, une présomption de la fraude qu’il faudra alors pouvoir renverser). Lorsque dans un Etat, c’est le pouvoir administratif qui érige la règle et le secteur privé qui la contrôle, il n’est plus vraiment de droit.  

Ces considérations n’ont aucunement pour objectif de nous détourner de nos obligations. Nous ne souhaitons pas que notre profession soit utilisée par des personnes peu scrupuleuses à des fins de blanchiment (quelle que soit l’infraction de base évidemment). Aucun d’entre nous n’a par ailleurs pour envie de commettre une infraction. Il nous semblait toutefois utile de faire le point sur cette question du lien entre les deux infractions et de pointer le terrible imbroglio dans lequel on ne cesse de s’enfoncer.  

Sabrina Scarnà,
Avocate au barreau de Bruxelles et membre de la commission anti-blanchiment d'AVOCATS.BE

A propos de l'auteur

Sabrina
Scarnà
Avocate au Barreau de Bruxelles et membre de la commission anti-blanchiment d'AVOCATS.BE

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