Il m’est arrivé en petit ce que j’ai vu arriver en grand aux Allemands de l’Est après la chute du Mur. D’abord, ils furent joyeusement accueillis comme étant les bienvenus. Ils furent aussi questionnés avec intérêt sur ce qui s’était passé à l’Est et comment ils y avaient vécu. Mais on les interrogea comme quelqu’un qui rentre de voyage. Lorsqu’il apparut qu’ils n’avaient pas seulement fait un voyage, mais qu’ils venaient d’un autre monde, un monde où certaines choses ne leur avaient pas convenu, mais qui était le leur, qu’ils avaient édifié et entretenu, auquel ils étaient et restaient liés, l’intérêt disparut.
En 1964, Kaspar fut l’un de ces étudiants de Berlin-Ouest qui, regrettant, voire refusant, la partition, passèrent régulièrement à l’Est pour y rencontrer des jeunes de leur âge, discuter et partager avec eux. À cette époque, le mur n’était encore étanche que dans un sens et ce genre de rencontres était donc toujours possible. Au cours de ces excursions, qui ne dépassait donc jamais quelques heures, car il fallait regagner l’Ouest avant la nuit, il rencontre Birgit et tombe follement amoureux d’elle. Il conçoit le projet de la rejoindre. Elle refuse. Il ne trouverait pas sa place à l’Est. Peut-être s’il voulait construire le socialisme, mais ce n’est pas sa vie. Et elle non plus n’en veut plus. Je veux le monde, lui dit-elle. C’est bien aussi. Alors je vais te tirer d’ici, répond-t-il. Et il exfiltre Birgit. Et ils vivent ensemble. C’est un amour inégal, où l’un donne plus que l’autre. Et l’un, c’est Kaspar.
Puis le Mur est tombé. Puis Birgit a sombré dans l’alcoolisme. Puis elle est morte.
Kaspar reste seul. Seul avec son amour. Mais aussi avec le projet de roman que Birgit écrivait en secret, dont il connaissait l’existence mais dont elle avait toujours voulu lui taire la teneur. Il finit par se décider à le lire. Il apprend ainsi que, juste avant de le connaître, Birgit avait eu une fille d’un homme marié qui, comme souvent, l’a abandonnée juste avant la naissance. Et qu’à son tour, elle a abandonné l’enfant, en priant son amie Paula de le déposer sur la porte d’un presbytère ou d’un hôpital.
Birgit voulait retrouver cette fille, se mettre à sa disposition, lui proposer l’aide ou l’affection dont celle-ci pourrait vouloir. Mais elle a hésité, reporté sans cesse. Et, finalement, n’a rien entrepris.
Kaspar décide de poursuivre cette quête. Il retrouve Svenja. Sa jeunesse a été tumultueuse : punk, droguée, elle n’a été sauvée d’une mort quasi-inévitable que par Bjorn, un militant nationaliste d’extrême droite, révisionniste, négationniste, qui ne vit que pour la grandeur de l’Allemagne.
Ils ont une fille, Sigrun, âgée de 14 ans. Peut-il quelque chose pour elle ?
Que faisait-il en fait ? De quel droit s’introduisait-il dans la vie de cette fille ? Birgit avait-elle eu un droit dont il avait hérité ? Un droit, parce que Sigrun était la petite fille de Birgit ? Que s’était-il mis en tête lorsqu’il avait inventé le testament et réquisitionné Sigrun pour les vacances ? Est-ce que faire cela lui avait paru aller tellement de soi parce que, dans son milieu de droite, elle était en danger ? Parce qu’il voulait la sauver d’un désastre moral et intellectuel ?
Bernhard Schlink, juriste, traducteur et auteur de plusieurs romans, nous raconte l’Allemagne d’aujourd’hui. L’Allemagne de ceux qui souffrent des crimes de leurs ainés et l’Allemagne de ceux qui ne reprochent à ces derniers que de n’avoir pu aller jusqu’au bout de leurs projets. Celle qui a tenté de rassembler deux projets si différents en un seul rêve républicain. Celle qui a ignoré que ceux de l’Est avaient, en près d’un demi-siècle, une histoire autre, un vécu différent. Qu’ils avaient, en grande majorité, voulu plus de liberté mais qu’ils étaient aussi marqués par des idéaux autres, imprégnés de plus d’égalité, voire de solidarité. De camaraderie en tout cas.
Près de 30 ans après Le liseur, dont je vous parlerai peut-être un jour, Bernard Schlink retrouve donc un de ses thèmes favoris. La réconciliation d’un peuple. Ce n’est pas vraiment de la justice transitionnelle mais la démarche y fait penser. Tenter de recoller les morceaux.
Dans cette démarche sisyphéenne, la musique (surtout le piano) et la poésie jouent un rôle essentiel. Pas qu’elles adoucissent les mœurs mais qu’elles transfigurent les êtres, leur permettent d’atteindre le meilleur d’eux-mêmes.
Sera-ce aussi le cas pour Sigrun ?
« Tu vas me manquer, Sigrun. Tu es une gentille petite-fille. »
Elle lui sourit. « C’est bien, chez toi. Même s’il faut que ce soit toujours ta vérité et que la mienne soit interdite.
– Il n’y a qu’une vérité. Elle n’appartient ni à moi ni à toi. Elle est simplement là. Comme le soleil et la lune. Et comme la lune elle n’est parfois visible qu’à moitié et elle est pourtant ronde et belle.
– Ronde et belle ?
– C’est le vers d’un lied :
Voyez-vous la lune se tenir au loin.
On ne peut la voir qu’à moitié,
elle est pourtant ronde et belle.
Telles sont certes bien des choses
dont nous rions sans crainte,
parce que nos yeux ne les voient pas.
Tant il est vrai que nous avons tous des yeux différents…
Patrick Henry,
Ancien Président