La Justice contre les Hommes par Laure Heinich

Eric dit qu’il va en crever s’il continue, qu’il va y laisser sa peau. Il poste sa missive sur les réseaux sociaux, il se sent « au milieu de ce monde de justice qui ne nous écoute plus », il pense qu’il « n’en a plus la force ». Il ne veut pas non plus « mourir avocat ». Ce qui le motive, des considérations personnelles (un peu) et « les non-réformes toujours plus déconsidérantes de la justice » (surtout). Nous devenons quasiment des avocats de l’institution, celle qui broie nos clients, celle qui se moque, nous l’excusons, nous passons un temps infini à dire à ceux que nous défendons que le juge fait de son mieux, mais que lui non plus, il ne peut plus. Eric a déjà trop sonné l’alerte, il en est à constater le déluge : « Je n’ai pas choisi ce métier pour l’effondrement qui vient » … 

Est-ce ainsi que nous voulons vivre ?

Laure Heinich, avocate à Paris, dont j’ai déjà recensé deux ouvrages1, nous livre dans ce nouvel essai, son ras-le-bol d’une institution que l’on ne peut plus qualifier de service public, d’une institution exsangue, où les hommes et les femmes naviguent au jugé. Une justice qui, certes, ne tue plus, mais qui maltraite les uns sans apaiser les autres. Il faudrait voir ce que la justice fait aux femmes et aux hommes : c’est le sous-titre de cet ouvrage.

Les critiques sont nombreuses et j’avoue ne pas bien en avoir perçu le plan. Tout cela nous est livré selon une suite de chapitres dont l’enchainement paraît un peu dû au hasard de ses colères (ou de celles d’Alice, une cinéaste qui envisage de réaliser un documentaire sur la justice et qui a demandé à Laure Heinich de l’introduire dans le milieu). Chacun reçoit sa part de critiques : les magistrats, les politiciens, la presse, les experts, même les architectes (ceux qui conçoivent ces palais de justice qui, décidément, ne sont pas faits pour les justiciables. Renzo Piano et Jean Nouvel en prennent donc pour leur grade). Il n’y a que les avocats qui tirent – parfois – leur épingle du jeu.

Bien sûr, ces coups de gueule sont salutaires car les critiques sont souvent fondées. Bien sûr, la forme est incritiquable : Laure Heinich écrit bien, elle a le sens de la formule, elle place çà et là des citations remarquables et pertinentes. Mais j’aurais préféré une critique plus rigoureuse, plus argumentée. Comme celles de Bruno Dayez ou de Manuela Cadelli, par exemple. Ne pas se contenter de décrire le malaise. Essayer de l’expliquer, d’en trouver les fondements et, ainsi, de dégager quelques pistes pour éviter l’effondrement.

Les magistrats ont rarement vécu sans papiers, dans des squats, sans boulot, avec des parents maltraitants ou été victimes d’être trop basanés, ils ne sont pas arrêtés dans la rue pour décliner leur identité, ils n’ont que peu expérimenté dans leurs corps les raisons qui font germer l’acte délinquant. Des raisons d’injustice, précisément. Cela questionne la possibilité de leur impartialité, laquelle, selon Sartre, est une « impartialité de classe » qui sied à « une justice bourgeoise ».

Et, de surcroît, en France, ils n’ont même, pour la plupart, jamais été avocats. Ils n’ont donc jamais eu l’occasion d’être en prise directe avec la réalité de ces gens qu’ils doivent juger. Mais cela n’explique pas tout.

1

 

 

 

L’ouvrage se termine néanmoins sur une note un peu moins morose. Car, heureusement, il y a des exceptions qui confirment la règle. Parfois, l’institution fonctionne, parfois elle apporte une paix retrouvée, elle atténue la douleur au lieu de l’exacerber.

Il y a ces moments qui restaurent, renouent, réinsèrent, ces êtres qui rendent grâce au procureur, au juge, au tribunal, qui expriment la considération autrement que poliment.

Il faut donc que je vous dise que ça marche parfois, que la chanson nous donne raison d’y croire puisqu’on nous parle d’amour et de choses tendres.

Après tout, c’est pour ces moments-là que nous vivons.

Patrick Henry,
Administrateur

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1Porter leurs voix, 2014, et Corps défendus, 2021.

A propos de l'auteur

Henry
Patrick
Ancien Président d'AVOCATS.BE

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