Offshore par Renaud Van Ruymbeke

Pourquoi l’Union européenne n’impose-t-elle pas à Chypre, quitte à l’assister, de créer des postes d’enquêteurs qualifiés en nombre suffisant pour mettre à plat le système bancaire en place dans l’île et saisir l’argent des fraudeurs ? Pourquoi n’impose-t-elle pas aux autorités chypriotes de poursuivre les banquiers et autres intermédiaires qui ouvrent et gèrent ces comptes ? Le blanchiment est aujourd’hui l’objet de multiples conventions internationales, chaque État prenant l’engagement d’y mettre fin. Encore faut-il les mettre en œuvre.

Déjà auteur des Mémoires d’un juge trop indépendant, Renaud Van Ruymbeke a été juge d’instruction, en charge de nombreuses affaires financières, pendant une vingtaine d’années.

Certains politiques dénoncent le « gouvernement des juges ». Il leur répond d’une façon cinglante.

En réalité, les juges qui instruisent des dossiers politico-financiers ne cherchent pas à prendre le pouvoir. Ils appliquent simplement la loi votée par les partis politiques à l’Assemblée nationale à l’ensemble des citoyens, homme ou femmes politiques inclus. C’est le principe d’égalité devant la loi.

Les paradis fiscaux gangrènent notre économie. Bien sûr, Hong Kong, Singapour ou Dubaï sont en dehors de la juridiction des pays occidentaux. Mais qu’en est-il du Delaware pour les États-Unis, de la City pour le Royaume-Uni, de Chypre, de Malte, du Luxembourg ou, même, de la Suisse, d’Andorre et du Liechtenstein, pour l’Union européenne ? Et même les États hors de notre juridiction sont des pays amis, que nous protégeons souvent.

Chacun connaît les milliards, voire les millions de milliards, que ces paradis fiscaux permettent à de grands fraudeurs, chefs d’entreprises, oligarques russes, mafiosi et trafiquants de tous poils, de faire échapper à l’impôt. Chacun connaît l’ampleur des crimes qui sont alimentés par ces odieux trafics (drogue, armes, femmes, enfants, organes, produits contrefaits…). Chacun connaît les corruptions, les écocides, les dégradations de l’environnement et du climat… qui y sont liés.

Et nos gouvernants se contentent de signer des conventions dont chacun sait que leur application sera, pour utiliser une litote, à géométrie variable.

Pour remonter à l’UBO (ultimate beneficiary owner) d’une société, il faut généralement passer par plusieurs pays : du Luxembourg à Chypre, de Chypre aux Îles Caïmans, des Îles Caïmans à Dubaï, quand il n’y pas encore Hong Kong ou Singapour et les Îles Marshall dans le parcours. Et, à chaque étape, c’est un chemin de croix. Si une réponse vient ce sera après 6, 12, 18 mois et, au mieux, nos juges seront simplement renvoyés à la case suivante.

Il y a bien quelques lanceurs d’alerte qui, en éventant les dossiers de leurs employeurs – parfois au mépris du secret professionnel qui lie les cabinets d’avocats pour lesquels ils travaillent (il est vrai qu’il est permis de se demander si certains de ces cabinets-là ne sont pas parfois complices des fraudes de leurs clients, si bien que le secret professionnel ne pourrait alors plus être invoqué) – livrent de temps à autre de listes de comptes à la presse et aux enquêteurs : KBC Leaks, HSBC, Panama Papers, Paradise Papers, Dubaï Papers, Pandora Papers, … Mais ce sont souvent ces lanceurs d’alerte qui sont alors poursuivis plutôt que les cabinets, bureaux et agences qui organisent la fraude, un peu comme au XIXe siècle, c’étaient les syndicalistes qui encourraient les foudres de la justice plutôt que ceux qui envoyaient des enfants de 12 ou 14 ans mourir dans les mines. Et si, malgré tout, ces fuites permettent d’inquiéter quelques-uns de ces épargnants indélicats, ce sont évidemment les petits poissons, ceux qui ne peuvent se prélasser à Dubaï ou aux Bahamas, ou se payer une dizaine de sociétés-écrans.

Si la fraude prospère (plus que jamais), si elle prive nos gouvernements des fonds dont ils auraient bien besoin pour redresser nos économies, si elle rend notre appareil judiciaire inefficace (Cette inefficacité programmée est bien illustrée par les tentatives de saisies des super yachts des oligarques russes. Certains valent plus de 500 millions d’euros. La justice en a saisi quelques-uns. Mais, vu les difficultés d’identifier leur véritable propriétaire – qui est d’ailleurs souvent un prête-nom -, les procédures s’éternisent et peuvent durer plus de dix ans. Or le coût d’entretien annuel de pareil bateau est de l’ordre de 10% de sa valeur d’achat. CQFD. Et c’est quasi-pareil pour les jets privés ou les villas de luxe…), c’est parce que nos États refusent de se donner les moyens d’y mettre fin. L’individualisme règne et tous, sauf quelques pays-sanctuaires, y perdent. 

Pourtant, Renaud Van Ruymbeke ne désespère pas. Enfin, pas entièrement. Pour lui, il y a des pistes, des parades.

Pourquoi l’Europe accepte-t-elle, lorsque des fuites révèlent des fraudes de grande ampleur réalisées sur son propre territoire, qu’un pays comme le Suisse prenne le parti de la banque, laquelle se pose en victime de la violation du secret bancaire, et choisisse de poursuivre un lanceur d’alerte qui accomplit une démarche dans l’intérêt public ? Pourquoi des banques, qui encouragent la fraude fiscale sur le territoire européen, bénéficient-elles de l’impunité au seul prétexte – inavoué – qu’elles ne font que poursuivre des pratiques ancestrales et préservent les intérêts de leur clientèle ? 

Et d’en appeler à plus de transparence, par exemple à l’abolition des trusts, ces instruments commodes de droit anglo-saxon qui ne servent quasi plus, aujourd’hui, qu’à contourner les lois fiscales (et successorales). 

Il est vrai qu’à force de ne servir que les hypers riches, les fraudeurs, les terroristes et les grands criminels, le secret bancaire devient indéfendable. 

Comment le monde évoluera-t-il ? Le nationalisme l’emportera-t-il ou résistera-t-il au mouvement inexorable de la mondialisation ? Les démocraties occidentales endettées qui accumulent déficit sur déficit, toléreront-elles longtemps que les places offshores captent l’argent qui leur est dû et qui leur fait si cruellement défaut ? Les citoyens accepteront-ils éternellement, sans réagir, l’injustice crée à leur détriment ? 

C’est aussi à nous de répondre à cette question.

Patrick Henry,
Ancien Président

Offshore
Offshore, par Renaud VAN RUYMBEKE, Paris, Les liens qui libèrent, 2022, 270 pages, 20 euros.

 

A propos de l'auteur

Henry
Patrick
Ancien Président d'AVOCATS.BE

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