Quelques précisions encore suite au triste arrêt MN et autres contre Belgique de la Cour européenne des droits de l’homme (affaire dite « des visas humanitaires »)

Me Jean-Pierre Buyle a déjà publié un article sur ce sujet dans la Tribune n°175 exprimant toute sa déception. AVOCATS.BE avait fait une tierce intervention dans cette affaire brillamment plaidée par Me Frederic Krenc devant la Grande Chambre de la Cour strasbourgeoise au printemps dernier[1]. Le monde de la justice se sentait en effet particulièrement touché par ce qui avait constitué une saga médiatique et qui s’apparentait à un combat personnel de Monsieur Théo Francken, en charge à l’époque de l’asile et de la migration, contre certains juges ou certaines juridictions.

Au terme d’un nombre impressionnant de procédures, des juges belges avaient en effet ordonné dans une décision exécutoire que l’Office des étrangers délivre des visas humanitaires à une famille syrienne. Le non-respect de cette décision de justice par le propre gouvernement belge pose évidemment question.

C’est sur ce point que l’arrêt qui est intervenu à Strasbourg le 5 mars 2020 (M.N. et autres contre la Belgique, req. 3599/18) est particulièrement décevant. D’aucuns espéraient un soutien de la Cour envers les juges belges qui, en première ligne, sont chargés de faire vivre en droit interne la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après la Convention). D’autant que la Cour strasbourgeoise ne cesse de le rappeler : son intervention est subsidiaire.

La Cour européenne était saisie sur base de l’article 6 de la Convention (procès équitable) mais conclu que cette disposition ne s’applique pas en l’espèce. Pour la Cour (§ 140), l’article 6 ne vise que les matières « civiles » et le contentieux de l’entrée, le séjour et l’éloignement des étrangers ne relève pas de cette disposition. La Cour confirme donc une position qu’elle avait tenue dans l’arrêt Maaouia c. France[2].

Pourtant, il faut rappeler que cela ne signifie pas que la Cour n’impose aucune garantie procédurale en matière de droit des étrangers, bien au contraire.

La Cour a déjà considéré par exemple que l’absence d’aide juridique peut entrainer la violation d’autres dispositions de la Convention et notamment du droit à un recours effectif garanti par l’article 13 de la Convention[3].

Plus important encore, depuis de nombreuses années, la Cour a adopté une tendance consistant à « procéduraliser » les droits fondamentaux[4]. Comme l’explique F. TULKENS « Aujourd’hui, chaque disposition conventionnelle consacrant un droit substantiel est susceptible de sécréter des garanties d’ordre procédural, (…) attachées davantage aux processus décisionnels qu’aux décisions proprement dites »[5].

En d’autres termes, cela implique que lorsque les Etats-membres prennent des décisions relatives à des droits substantiels garantis par la Convention, ils doivent respecter des garanties procédurales en amont de l’adoption de ces décisions. A défaut, la Cour peut considérer qu’il y a violation du volet procédural de certains droits fondamentaux tels que les articles 2, 3, ou 8 de la Convention.

Des considérations politiques ont probablement guidé la position des juges de la Cour européenne qui se sont prononcés à l’unanimité. L’heure est en effet à la défiance par les Etats de l’autorité de la Cour qui peine à maintenir tant ses moyens financiers que parfois, sa légitimité…

Cependant, techniquement, il faut reconnaitre que la Cour était confrontée à une question liminaire de taille : était-elle compétente ratione loci pour statuer dans une affaire concernant une demande de visa introduite par des Syriens via une ambassade de Belgique située au Liban, alors que l’article 1er de la Convention limite son champ d’application aux « personnes » relevant de la « juridiction » des Etats parties à la Convention ? La Cour a répondu par la négative.

Sur ce point aussi d’aucuns espéraient pourtant une lecture moins limitative de sa propre juridiction. En effet, le litige concernait le non-respect d’une décision d’un juge interne belge, à la suite d’une décision de l’administration belge qui s’était prononcé sur le fond en rejetant une demande de visa humanitaire déclarée indirectement recevable…  En ce sens, la cause aurait pu être rattachée à la juridiction de la Belgique. S’agissant même des services diplomatiques belges à l’étranger, on pourrait aussi raisonnablement décider de reconnaître qu’ils relèvent de l’Etat belge et donc de la juridiction belge.

 

Céline Verbrouck
Avocat Altea
Spécialisée en droit des étrangers et droit international privé de la famille

 

[1] La retransmission filmée de l’audience est visible sur le site de la Cour européenne.
[2] CEDH, MAAOUIA c. FRANCE (Requête no 39652/98) 5 octobre 2000.
[3] « Recherche-action sur la mise en œuvre de l’aide juridique aux demandeurs d’asile », R.D.E., n° 161, 2010/5, pp. 613-678.
[4] Voy sur la procéduralisation des droits fondamentaux, N. LE BONNIEC, La procéduralisation des droits substantiels par la Cour européenne des droits de l'homme - Réflexion sur le contrôle juridictionnel du respect des droits garantis par la Convention européenne des droits de l’homme, Bruylant, 2017 ; K. PANAGOULIAS, La procéduralisation des droits substantiels garantis par la convention européenne des droits de l'homme, Bruylant, 2012.
[5] F. TULKENS et S. VAN DROOGHENBROECK, « L’évolution des droits garantis et l’interprétation jurisprudentielle de la Convention européenne des droits de l’homme », Les Conférences publiques du pole européen Jean Monnet, Université Pierre Menès France, Grenoble, 27 septembre 2002, pp. 16-20.

A propos de l'auteur

Céline
Verbrouck
Avocate au Barreau de Bruxelles

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