Poste restante par Frédéric Kurz

Poste restante, par Frédéric Kurz, Liège, Murmure des soirs, 2024, 194 pages, 16 euros.

« Si j’avais le pouvoir de Staline, je ne le gaspillerais pas à réduire au silence les romanciers. Je réduirais au silence ceux qui écrivent sur les romanciers. J’interdirais toute discussion publique de la littérature dans les journaux, les magazines et les revues spécialisées. J’interdirais l’enseignement de la littérature dans les établissements scolaires, du primaire au supérieur en passant par le secondaire. Je prohiberais les groupes de lecture et les chats de discussion sur les livres sur Internet, et je mettrais sous surveillance les libraires pour vérifier qu’aucun vendeur ne parle de livres avec un client, et que les clients n’osent pas se parler entre eux. Je laisserais les lecteurs seuls avec les livres, pour qu’ils puissent en faire ce qu’ils veulent en toute liberté. Je ferais cela pendant autant de siècles qu’il faudrait pour désintoxiquer la société de votre charabia ».

Cher Frédéric Kurz,

Je me permets de mettre en exergue ce petit texte, extrait du Exit ghosts de Philip Roth, qui questionne, c’est le moins que je puisse écrire, l’intérêt de cette chronique et, d’ailleurs, de ton ouvrage. C’est dans ta lettre à cet auteur que tu nous le livres, en indiquant qu’il fut cité par Julia Kristeva dans une communication intitulée « Comment parler à la littérature avec Roland Barthes ». Tu précises qu’elle poursuit à partir du postulat qu’il n’est possible de parler de littérature (en tant qu’objet) que si l’on s’adresse à la littérature (en tant que sujet) et que tu as eu de la peine à suivre ses développements qui, précisément, te semblaient fort tenir du charabia que fustigeait Philip Roth.

Quel réquisitoire ! Mais cela ne sied-il pas à un avocat général ?

Pour notre défense, j’invoquerai Marc Bonant, l’un des plus grands orateurs judiciaires de notre temps. Grand lecteur, il confessait qu’il lisait à peu près 5 livres par mois, soit, à l’âge de soixante ans, un peu moins de 3.000 livres, ce qui correspond au nombre d’ouvrages qui sont publiés à chaque rentrée littéraire… Peut-être n’est-il donc pas si mal que l’on discute de littérature, que l’on conseille, que l’on oriente ou que l’on partage ses coups de cœur ?

Cher Ivo Andric,

Depuis de nombreuses années je tiens un carnet dans lequel j’annote mes nombreuses lectures et les quelques rares réflexions sur le monde et la vie qui passe.

Plus tard m’est venue l’idée de préciser, à côté des références des livres lus, les lieux où se déroulent les récits de façon à tracer la ligne imaginaire de mes incessants voyages mentaux. L’étape suivante fut de relier tous ces lieux sur la grande carte du monde.

Cela ne m’a pas suffi. Je voulais aller plus loin et me lancer sur la trace des personnages de romans que je lisais. Et c’est ainsi que, de la même façon que vous récusez tout anachronisme lors de votre entretien fictif avec Goya, j’affirme vous avoir aperçu en Bosnie à Travnik, attablé à une terrasse le long de la Lašva devant un verre de vin blanc de Mostar.

Puis tu as donc décidé, chaque fois qu’une lecture t’avait enthousiasmé, d’écrire une lettre à son auteur. Ces lettres tu ne les expédies jamais à leur destinataire (certains, d’ailleurs, ne les recevraient pas puisqu’ils nous ont quittés, parfois il y a bien longtemps…). Elles restent chez toi dans un grand sac. D’où le titre de ton ouvrage. Parce que, pour notre plus grand bonheur, tu as finalement décidé d’en publier 44.

Parmi celles-ci une bonne dizaine sont destinées à des auteurs francophones (deux liégeois, Serge Delaive et Armel Job - tiens puis-je t’inviter à t’intéresser à Antoine Wauters, spécialement son superbe Mahmoud ou la montée des eaux ? -, Julos Beaucarne, Marcel Adamek, Amélie Nothomb et Éric-Emmanuel Schmitt, sans oublier Peter Randa, alias André Duquesne ; puis quelques français dont Nathalie Sarraute et son fameux Planétarium qui m’a fait comprendre que nous avions eu le même titulaire de rhétorique : tu ne cites pas son nom, je le fais, car je considère que l’avoir eu comme professeur est une des grandes chances que la vie m’a réservées. Il s’agit manifestement du père Henri Lambert, décédé il y a trois ans).

La bonne trentaine d’autres lettres sont donc destinées à des auteurs non francophones.

À dire vrai, certaines de tes lettres nous en apprennent plus sur ton état d’esprit quand tu as découvert un auteur, ou sur les liens que la lecture de ses œuvres t’inspire avec d’autres livres ou sur quelques épisodes de ta propre vie.

L’important n’est pas là. Que les livres qui t’inspirent ces correspondances parlent d’amour, de la vie, de la maladie, de la mort, des grands problèmes qui agitent notre société, l’essentiel n’est-il pas finalement, que tu nous donnes envie de les lire ?

Parmi les auteurs qui ne liront jamais la lettre que tu leur adressais, il y a Joseph Kessel. Tu lui écris ceci :

Il n’existe plus d’occupants ennemis dans notre pays. Le combat pour la paix et la liberté s’est déplacé hors d’Europe occidentale. Ce continent, le nôtre, dont la mémoire est si courte en a profité pour fermer ses portes à ceux qui fuient la misère dans leur région.

Quel prix faut-il donc payer pour qu’il n’y ait plus d’armée d’occupation dans un pays d’Europe ? On se protège, on crée des normes qui élèvent des murailles, on exclut ceux qui n’ont d’autre espoir que de rejoindre nos villes riches et nos campagnes fertiles.

Que ces mots sont d’une terrible actualité !

Ce qui est certain, en tout cas, c’est qu’il me faudra longtemps avant que je ne sache pas quel livre je pourrais lire…

Patrick Henry,
Ancien Président

A propos de l'auteur

Henry
Patrick
Ancien Président d'AVOCATS.BE

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