Jamais deux sans trois : l’étendue du secret professionnel de l’avocat une nouvelle fois affirmée par la cour de justice de l’Union européenne

COMMENTAIRE DE L'ARRET DU 26 SEPTEMBRE 2024 - C-432/23

L'arrêt rendu sur question préjudicielle par la Cour de justice de l'Union européenne le 26 septembre dernier[1] clôt provisoirement une trilogie d'arrêts récents qui viennent renforcer l’étendue du secret professionnel de l'avocat[2].

Dans cette affaire luxembourgeoise, l'administration des contributions directes du Grand-Duché, elle-même saisie d'une demande de coopération du fisc espagnol fondée sur la directive 2011/16/UE relative à la coopération en matière fiscale, avait adressé à un cabinet d'avocats une décision lui enjoignant de fournir tout document et renseignement disponible concernant les services fournis à un client de ce cabinet.

L'avocat concerné avait répondu ne pas disposer d'éléments dans ce dossier qui n'étaient pas couverts par le secret professionnel. Il précisait également que son intervention dans ce dossier n'était pas de nature fiscale mais relevait uniquement du droit des sociétés.

L'administration a estimé qu'il s'agissait là d'un refus injustifié. Elle a infligé une amende fiscale à l'intéressé. Le Tribunal administratif de Luxembourg a confirmé cette décision avant que la Cour administrative ne décide de poser à la Cour de justice des questions préjudicielles concernant :

  • l’applicabilité de l'article 7 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne à une consultation juridique d'avocats en matière de droit des sociétés,
  • la validité de la directive 2011/16 regard de l'article 7 et de l'article 52, § 1, de la Charte, compte tenu de l'absence de disposition relative à la protection de la confidentialité des communications entre un avocat et son client et,
  • la compatibilité d'une injonction telle que celle adressée à cet avocat avec l'article 7 et l'article 52 de la Charte.

La Cour va considérer qu'une telle consultation bénéficie, quel que soit le domaine du droit sur lequel elle porte, de la protection renforcée et garantie par l'article 7 de la Charte des droits fondamentaux aux communications entre un avocat et son client. La décision de l'administration fiscale luxembourgeoise constitue donc une ingérence dans le droit au respect de la confidentialité des communications entre un avocat et son client.

S'agissant de l'application des dispositions de la directive 2011/16 en matière de coopération fiscale, la Cour estime qu'il appartient aux Etats membres, en cohérence avec l’article 51 de la Charte des droits fondamentaux, de garantir également dans ce cadre la protection renforcée des communications entre un avocat et son client. Chaque Etat doit ainsi veiller à ce que toute limitation de l'exercice des droits garantis par l'article 7 découlant de ces procédures soit prévue par la loi au sens de l'article 52 de la Charte. La Cour ne remet pas en cause le libellé de la directive mais exige donc une transposition de celle-ci conforme à la portée de l’article 7.

En l'occurrence, la loi luxembourgeoise qui transpose la directive soustrait quasi intégralement la protection renforcée dont le secret professionnel de l'avocat doit bénéficier des consultations prodiguées en matière fiscale. L’injonction litigieuse, part du principe que l'inopposabilité du secret professionnel de l'avocat autorise l'administration fiscale à exiger l'ensemble du dossier détenu par le cabinet d'avocats, dont notamment les détails quant à la teneur de toutes les communications entre l'avocat et son client, alors même que la consultation prodiguée par l'avocat, afférente à la mise en place de certaines structures sociétaires d'investissement, n'a, selon l'avocat, pas trait au domaine fiscal. Dans ces conditions, la Cour constate qu'une disposition nationale telle que la disposition litigieuse en l'espèce, loin de se limiter à des situations exceptionnelles, porte atteinte, par l'ampleur même de la soustraction au secret professionnel de l'avocat qu'elle autorise, au contenu essentiel du droit garanti à l'article 7 de la Charte et constitue donc une ingérence qui ne saurait être justifiée.

La Cour ne se livre donc même pas un test de proportionnalité dans la mesure où l'ingérence constatée met à néant le contenu essentiel même du droit.

Si cet arrêt n'est guère révolutionnaire, il rappelle dans sa facture les arrêts OVB du 8 décembre 2022 et Belgian Association of Tax Lawyers du 29 juillet 2024[3]. La protection renforcée du secret professionnel de l'avocat quelle que soit la branche du droit concernée est renforcée et étendue à d'autres instruments juridiques que ceux qui avaient été visés jusqu'ici par la jurisprudence[4]. Elle s’applique en matière de coopération fiscale entre Etats membres comme dans tous les autres domaines.

La Cour n'exclut cependant pas que cette protection puisse rencontrer certaines limites. Elle n'est donc pas absolue.

Une limitation des droits protégés par l’article 7 de la Charte est admise pour autant qu’elle soit prévue par la loi, qu’elle respecte le contenu essentiel de ces droits et qu’au terme d’un examen de proportionnalité, elle soit nécessaire et réponde effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union européenne. Ce test de proportionnalité est imposé par l’article 52 de la Charte et est rappelé notamment dans l’arrêt Ordre van Vlaamse Balies du 8 décembre 2022[5].

Les échanges d’informations entre Etats membres en matière fiscale visés par la directive 2011/16 ont pour objectif légitime de contribuer à la prévention du risque d’évasion et de fraude fiscale qui constituent des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union européenne.

En l’espèce, la demande de communication s’adressait à un avocat indépendant, portait sur un ensemble d’éléments qui ne sont pas clairement identifiés et aucune justification n’était donnée quant à la nécessité de production de ces éléments pour lutter contre une fraude ou un risque d’évasion fiscale. Cette demande contournait purement et simplement le secret professionnel de l’avocat et n’aurait pas dû prospérer. Ainsi, la situation observée en l’espèce est encore plus flagrante que celle censurée par la Cour de justice dans l’affaire Orde van Vlaamse Balies puisqu’il s’agit ici non pas d’une simple déclaration d’intervention à des tiers, qui constitue pourtant déjà aux yeux de la Cour une violation du secret professionnel (voy. les points 55-61 de cet arrêt), mais de la communication pure et simple à des autorités d’une série d’informations relatives à l’évaluation de la situation juridique d’un client.

Il est regrettable que la directive 2011/16 se contente de prévoir la simple faculté pour les Etats membres de prévoir une limite à cet échange notamment en raison de l’existence d’un secret professionnel (art.17) et dès lors ne règle aucunement la portée concrète des limitations au secret professionnel de l’avocat contrairement à d’autres textes européens beaucoup plus explicites[6]

La jurisprudence de la Cour de justice et de nombreuses jurisprudences nationales ont contribué, notamment en matière de lutte contre le blanchiment à modaliser avec précision les ingérences légitimes au secret professionnel de l’avocat. Ainsi en-est-il notamment de l’arrêt de la Cour de justice du 26 juin 2007 dans l’affaire OBFG c. Conseil.[7] Au départ de cet arrêt, différentes juridictions nationales ont décidé de strictement limiter les obligations de déclaration des avocats dans le cadre de la lutte contre le blanchiment.[8]

Ces arrêts, largement transcrits dans les législations nationales, ont abouti à ce que la communication d’informations et de renseignements n’intervienne plus que dans des cas très particuliers et expressément prévus par la loi. Dans de nombreux Etats membres, dont la France, la Belgique et le Luxembourg, la réglementation en la matière prévoit que lorsque l’avocat est confronté à une situation où une déclaration s’imposerait, il est tenu d’en informer immédiatement le bâtonnier de l’Ordre dont il relève qui vérifiera le respect des conditions justifiant la déclaration avant de procéder, le cas échéant, à cette déclaration[9].

Certes, la portée des déclarations prévues dans la législation anti-blanchiment et celles des demandes faites dans le cadre de la directive 2011/16 sont différentes mais il n’en demeure pas moins que, dans les deux cas, elle requiert une levée conséquente du secret professionnel.

Des limitations similaires à celles qui viennent d’être exposées, si elles avaient été prévues par la directive 2011/16 ou par la loi nationale la transposant seraient sans doute de nature à permettre un contrôle du respect du test de proportionnalité visé par l’article 52 de la Charte au regard de la protection renforcée dont doit bénéficier le conseil juridique de l’avocat indépendant.

Si l'on ne peut que se réjouir de cette jurisprudence continue de la Cour de justice, il n'en reste pas moins que celle-ci est amenée à intervenir par voie préjudicielle dans des situations dans lesquelles une connaissance plus approfondie de la nature même de la mission de l'avocat par les institutions européennes et par les législateurs nationaux ou les administrations éviteraient ces situations. Depuis très longtemps, les barreaux admettent des limites au secret professionnel dans des hypothèses strictes et fixées par la loi.

Il ne fait guère de doute qu'une meilleure perception par nos autorités européennes et nationales de l'indépendance de l'avocat, de la nature de sa mission et de sa déontologie serait de nature à éviter d’insupportables amalgames entre l’éventuel comportement d’un client et le rôle de l’avocat. Insupportables amalgames qui amènent ces autorités à adopter des législations incompatibles avec les droits fondamentaux.

Thierry Bontinck
Avocat
Chef de délégation auprès du CCBE

[1] CJUE, 26 septembre 2024, Ordre des avocats du barreau de Luxembourg c. Administration des contributions directes, C-432 / 23, ECLI : EU : L : 2024 : 791

[2] CJUE,8 décembre 2022, Orde van Vlaamse Balies, e.a;. c. Vlaamse Regering, aff. C-694/220, ECLI:EU:C :2022:963 ; CJUE, 29 juillet 2024, Belgian Association of Tax Lawyers e.a., C-623/22, EU:C:2024:639

[3] idem

[4] Cour EDH, arrêt du 6 décembre 2012, Michaud c. France, CE : ECHR : 2012 : 1206 JUD 001232311, §118 et 119, CJUE, Wouters , aff. C-309/99 : EUR:C:2001:390, §101-103 ; Cour EDH, arrêt du 24 juillet 2008, André e.a. c. France, CE : ECHR : 2008 : 0724JUD001860303, § 16 et 41 et CJUE, Akzo, aff. C-550/07 P, 14 septembre 2010, EU C:2010:512, pt 40-49, 95, 106/

[5] CJUE, 8 décembre 2022, Orde van Vlaamse Balies e.a.c. Vlaamse Regering, aff. 694/20, ECLI : EU : C : 2022 : 96, pt 34

[6] Voy. par exemple l’article 2, 3) .b de la Directive 2015/489 du 20 mai 2015 relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme.

[7] CJUE, OBFG e.a c/ Conseil, 26 juin 2007, C-305/05, ECLI:EU:C:2007:383.

[8] Voyez par exemple en France, CE, section, 10 avril 2008, Conseil national des barreaux et autres, reg. n°296845, RFDA, 2008, p. 575 ; et en Belgique : C. const., 23 janvier 2008, arrêt n°10/2008

[9] Dans l’arrêt Michaud, la Cour européenne des droits de l’homme a reconnu l’importance de la mise en place d’un tel filtre protecteur : CEDH, 5 décembre 2013, Michaud c. France, points 129-131

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