« Je suis ahuri d’apprendre que K. aurait ainsi déposé dans d’importantes affaires judiciaires comme témoin devant sa maitresse, qui en sa qualité de vice-présidente était chargée de les instruire à l’audience. »
Cette phrase figure dans une plainte adressée par Maître Gaston Vogel au procureur général d’État le 8 juillet 1994. Il faudra onze jours à ce dernier, Monsieur Wampach, pour réagir, en déposant plainte au disciplinaire contre l’auteur de cette dénonciation. Le conseil de l’Ordre hésite. La presse se déchaine… contre le messager, comme dans le roman de Théophile Gautier, La momie, où le pharaon exécute les trois messagers qui lui apportent de mauvaises nouvelles. Il faudra deux années et le remplacement de Monsieur Wampach par Monsieur Spielmann pour que l’église soit remise au milieu du village. Et encore, puisque la magistrate indélicate sera finalement sanctionnée… d’une promotion à la Cour.
Gaston Vogel est un peu le Dupont-Moretti luxembourgeois. Un pénaliste au palmarès impressionnant. Mais aussi un pourfendeur d’injustices. Et s’il est quelque chose qu’il ne supporte absolument pas ce sont les liaisons dangereuses : les couples magistrat-avocat, par exemple, et plus encore, bien sûr, quand ils sont clandestins. Il faut admettre que plus le cercle est étroit, plus le danger de dérapage est considérable. Et, au Luxembourg, le cercle est étroit…
Mais ses dénonciations ne s’arrêtent pas à ce seul cas de figure. Il est bien d’autres dysfonctionnements qui le révoltent. Écoutons-le encore :
C’est encore en Absurdistan qui se blottit au cœur de la Cité judiciaire qu’on laisse sans se soucier prescrire les plaintes pénales. À titre d’exemple, une plainte est déposée en 2010. Elle était prescrite, quand en 2015, un énième juge d’instruction reprenait en mains le dossier, sans rien entreprendre (tiens, cela me rappelle une affaire récente…), sinon de changer périodiquement le tas où il somnolait. Le plaignant n’en fut informé qu’en 2021, quand le procureur d’État allait saisir la chambre du conseil pour les suites du dossier et conclure à la prescription…
La dernière partie de l’ouvrage est consacrée principalement à deux dossiers emblématiques, dont l’affaire Bommeleeër, qui est un peu au Grand-Duché ce que l’affaire des tueurs du Brabant est à notre Royaume. Dans les années ’80, une série d’attentats à la bombe ébranla le Luxembourg. Ils ne furent jamais élucidés. Mais la justice fut d’une étonnante passivité. Le fait que des membres du réseau Stay-behind, lié à l’OTAN, aient pu être impliqués pourrait bien ne pas être étranger à ce scandale d’État.
Le style est particulièrement direct. Maître Vogel ne s’embarrasse pas de fioritures. Ce qu’il pense, il le dit. Sans détour. C’est donc un texte sans concession, revigorant, parfois brutal. Peu échappent à ses critiques.
A la page 32, sous le titre « Incantation », est reproduit un texte qui m’a bien fait sourire. Je ne le citerai pas dans cette chronique. Mais, faisons un test : je m’engage à en communiquer le scan à tout qui m’en fera la demande. Et avec les explications du contexte dans lequel il a été écrit, encore bien…
Mais laissons la parole à Maître Vogel.
« Soixante longues années d’expérience au Temple de Thémis m’ont appris une chose qui me laisse un goût amer à la gorge. Une âme sensible ne sortira jamais de la machine infernale qu’est en définitive la Justice, sans avoir de brûlures au troisième degré. Le prétoire restera pour quiconque y occupe le centre de mire, le cauchemar par excellence. Que devient le justiciable seul au centre d’une diagonale – le dos tourné aux badauds qui sont venus se réjouir de sa chute et qui viennent paître dans ses champs de détresse – le visage face à des magistrats qui sont travestis, qui vous humilient par des réflexions déplacées, souvent grossières et d’un cynisme répugnant ? Il sortira, même acquitté, meurtri de cette épreuve. »
Désenchanté ? Oui, certes un peu. Mais toujours d’attaque puisqu’il a pris la peine d’écrire ce livre, qu’il sous-titre « Grandeur et turpitudes au Temple de Thémis ». Sans illusions mais dans la ferveur…
Patrick Henry,
Ancien Président
