« Si un avocat meurt, il demandera justice dans sa tombe »

Ebru Timtik

L’avocate Ebru Timtik a entamé une grève de la faim depuis la prison de Silivri le 2 janvier 2020 ; l’avocat Aytaç Ünsal, l’a suivie le 5 février 2020. Le 5 avril 2020, Ebru Timtik et Aytaç Ünsal ont déclaré que ce jeûne durerait jusqu’à la mort tant qu’eux-mêmes et leurs collègues ne bénéficieraient pas d’un procès équitable.

Maître Ebru Timtik est décédée ce 28 août 2020 après 238 jours de jeûne, privée de liberté dans un hôpital de pandémie, dans des conditions d’isolement pires qu’à la prison de Silivri (pourtant une prison de « type F », spécialisée dans l’isolement des détenus politiques), sans visite autorisée. Maître Aytaç Ünsal est toujours en vie, mais celle-ci ne tient plus qu’à un fil…

Ces encombrants avocats défenseurs des droits humains

D’origine kurde, zaza, âgée de 42 ans, passionnée de musique, de poésie et de justice, Maître Ebru Timtik était une associée du Bureau des droits du peuple (HHB), affiliée à l’association des avocats progressistes (CHD). Bien que l’association ait été dissoute par décret lorsque l’État d’urgence a été instauré en 2016, les avocats du Bureau et de l’association n’ont jamais renoncé à défendre les droits humains, entre autres, les grévistes de la construction de l’aéroport d’Istanbul, les familles des victimes de la catastrophe minière de Soma, les victimes des expropriations, les victimes des massacres à Cizre, les enseignants Nuriye Gülmen et Semih Özkaça, en grève de la faim pour protester contre les purges de l’État d’urgence, et bien d’autres causes politiquement sensibles. Maître Ebru Timtik assistait notamment la famille de Berkin Elvan, un jeune adolescent d’origine kurde, tué par la police lors d’une manifestation à Istanbul, ou encore les musiciens de Grup Yorum, réprimés et censurés, dont trois musiciens sont décédés au cours d’une grève de la faim.

Le 18 mars 2019, Maître Ebru Timtik a été condamnée à 13 ans et six mois d’emprisonnement au cours d’un procès de « masse » à l’encontre d’une vingtaine d’avocats du Bureau. Depuis son arrestation,  elle était détenue à la prison de Silivri, tout comme sa sœur, Barkin Timtik et Selçuk Kozagaçli, président de l’association des avocats progressistes et récipiendaire de deux prix internationaux pour ses combats en faveur des droits humains, qui ont été condamnés respectivement à 18 ans et 9 mois de prison et à 11 ans et 3 mois de prison, au cours de ce même procès « de masse » ; ces deux derniers avaient été arrêtés en 2017, quelques jours avant l’audience très médiatisée de défense des deux enseignants en grève de la faim. Maître Aytaç Ünsal, trentenaire, membre du Bureau, a écopé d’une peine de 10 ans et 6 mois d’emprisonnement, toujours au cours de ce procès de « masse ». Contre son épouse, Didem Baydar Ünsal, aussi avocate du Bureau, c’est 3 ans et 9 mois de prison qui ont été prononcés ; dans l’attente de son écrou, elle milite sans relâche pour le droit de ses collègues à un procès équitable.

Depuis le décès de l’avocate Ebru Timtik, les déclarations ont fusé. Tandis que le gouvernement français, la Commission européenne et le Conseil de l’Europe, et à peu près toute la communauté internationale des juristes s’indignent de l’horreur symbolique, pour l’État de droit et la Justice, que représente une avocate qui meurt pour le droit à un procès équitable, le gouvernement turc, quant à lui, enrage de ce soutien international et s’obstine à présenter les avocats (tout comme de nombreux juges, journalistes, intellectuels, kurdes, musulmans libéraux et défenseurs des droits humains de tous bords…) comme des terroristes.

Comment faire passer un avocat pour un terroriste ?

En 2004, une information judiciaire vise déjà les avocats progressistes, mais elle est classée sans suite. En 2013, un premier procès s’ouvre à l’encontre de vingt-deux avocats progressistes, qui est toujours pendant. En 2017, huit de ces avocats, ainsi que douze de leurs collègues, sont accusés des mêmes faits via une deuxième procédure ; certains d’entre eux seront détenus préventivement à l’isolement pendant plus d’un an. Les accusations sont identiques à chaque fois  : vu les engagements manifestes de ces avocats pour des « idées de gauche », ils agissent nécessairement de mèche avec leurs clients membres du DHKP-C (organisation de gauche radicale interdite en Turquie et qualifiée de terroriste en Turquie et en Europe) en jouant les messagers, grâce à leurs « privilèges » d’avocats (confidentialité, visites en prison). Le dossier de 2017 intervient à la suite d’écoutes menées pour éclaircir les circonstances de la prise d’otage fatale du Procureur Mehmet Salih Firaz (en charge du dossier de Berkin Elvan) par des membres du DHKP-C. Les avocats progressistes ne sont cependant pas formellement accusés d’avoir participé à ces faits-là.

Pour colorer l’appartenance de ces avocats à une organisation terroriste, l’accusation se fonde sur toute une série de comportements considérés comme suspects  : avoir représenté, au cours des années, de nombreux membres du DHKP-C (statistiques à l’appui), avoir participé à des manifestations anti-torture, à des rassemblements de gauche (comme la fête de l’Humanité…), à des colloques internationaux, à des enterrements de clients (accusés de terrorisme… et décédés des suites de tortures), avoir partagé un repas avec un client,... Les témoins interrogés par l’accusation espèrent sans-doute abonder dans ce sens en rapportant par exemple qu’une avocate aurait dit a son client que son dossier était vide et qu’il allait être libéré, qu’une avocate aurait dit à son client qu’il était préférable de garder le silence, ou encore qu’une autre avocate aurait donné des conseils sur la manière de se bien présenter au Tribunal etc. 

Le procès qui a condamné ces avocats s’est déroulé de septembre 2018 à mars 2019. L’appel a été rejeté en juillet 2019. La Cour Suprême est saisie d’un pourvoi en cassation, toujours pendant à ce jour. Ce procès a été observé par des dizaines d’avocats de nombreux pays européens, mandatés par diverses organisations, consternés : preuves dont l’authenticité n’est pas vérifiable, témoins non fiables, acculés par l’espoir de remises de peine s’ils chantent ce qu’on leur demande et avouent d’être eux-mêmes des terroristes, refus de toutes les requêtes présentées par les avocats de la défense, publicité des débats révoquée ad nutum par le juge présidant les audiences, qui se contre-fiche de mener son procès dans une salle vide à l’exception des policiers militaires, refus de tout délai complémentaire pour préparer la défense des avocats accusés, micros des avocats de la défense régulièrement coupés en pleine plaidoirie, menaces de poursuites des avocats de la défense et exclusions de ceux-ci de la salle d’audience, brutalités vis-à-vis des avocats de la défense, et autres irrégularités procédurales diverses...  Les observateurs du procès et membres de la mission d’enquête ont détaillé ce spectacle affligeant dans un rapport récent, en relevant la ressemblance frappante avec d’autres procès emblématiques intentés par le régime contre ses opposants politiques.

C’est peu dire que la cause défendue par les avocats Aytaç Ünsal et Ebru Timtik – qui jusque dans sa tombe réclame la justice – était fondée et légitime.  

Mourir pour la cause de la justice

Eren Keskin, présidente de l’association des droits humains à Istanbul, avait un jour déclaré, au sujet des grèves de la faim pour lutter contre la construction de prisons de type F : « je veux exprimer mon point de vue à ce sujet très clairement : je n’approuve pas les grèves de la faim illimitées comme méthode. Je suis pour les combats politiques basées sur la vie, pas sur la mort. Je peux comprendre les grèves de la faim illimitées en prison dans une certaine mesure, mais pas à l’extérieur. (…) Mais je dois respecter [les grévistes], sachant qu’il s’agit de [leur] propre décision. » ; Je souscris pleinement à ces propos.

Ce combat jusqu’à la mort, que Maître Ebru Timtik et Maître Aytaç Ünsal ont choisi, je le respecte autant qu’il me heurte. Sans résoudre la question de savoir si un défenseur des droits humains en vie a plus d’impact qu’un martyr pour la cause défendue, je relève qu’à trois égards, la détermination de ces avocats a évoqué dans le monde judiciaire au moins trois questions cruciales.

Premièrement, quelle est notre vigilance quant à la pratique des États de se déterminer des ennemis a priori, et de les criminaliser par des lois d’exception ? Qu’il s’agisse de dispositifs anti-terroristes dont l’application s’étend aux militants ou aux syndicalistes, ou qu’il s’agisse de la propagande de la grande invasion des étrangers qui autorise par exemple à les détenir parfois plus de huit mois, sans le moindre recours juridictionnel équitable. Lorsque les avocats des personnes désignées comme les ennemis d’État sont stigmatisés par le pouvoir, il est sans doute déjà trop tard… 

Deuxièmement, comment veillons-nous sur notre justice, son indépendance, son impartialité, son équité et son accessibilité ? En Belgique et ailleurs, les attaques contre le pouvoir judiciaire s’intensifient progressivement, que l’on songe à la Hongrie, à la Pologne, à la France, à l’état des prisons en Belgique, à l’introduction des audiences par vidéoconférence, à la suppression des chambres à trois juges, à la généralisation des procédures écrites etc. Contre toute tentative d’empiétement, pas à pas, de l’arbitraire et de l’autoritarisme, notre devoir est de défendre la Justice.

Troisièmement, la lutte de nos confrères nous indiquerait-elle que gagner un combat, ce n’est peut-être pas toujours d’atteindre l’objectif désigné, mais plutôt de ne jamais l’abandonner ?

 

Sibylle Gioe,
Avocate au barreau de Liège

 

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