La rentrée du Jeune Barreau de Tournai s’est tenue le 8 avril dernier.
Le samedi commença par une visite des plus beaux lieux historiques de la ville des cinq clochers, non sans avoir préalablement dégusté un Pichou, petite couque typique de la tradition folklorique tournaisienne, au sein de la toute nouvelle Maison de l’Avocat. A la présentation de la visite, Maître Benjamin Brotcorne s’était drapé de son habit de conteur pour parler du palais de Justice, de l’hôtel de ville, de la cathédrale mais aussi du beffroi, sans oublier d’attirer l’œil sur le Pont des Trous, fraichement reconstruit.
Ayant repris des forces lors du repas de midi, chacun se dirigea alors vers le grandiose salon de la Reine de l’hôtel de ville de Tournai pour assister à l’exercice tant attendu du jour : le discours de rentrée solennelle de Maître Valéry Gosselain, mystérieusement intitulé « Le déchaînement inopportun ». Le Président du Jeune Barreau, Maître Lucien Bieva, se chargea avec humour et affection de présenter son Orateur au public : associé d’un cabinet athois, touchant sa bille dans toutes les matières relevant du Tribunal de Police mais également investi en politique, Maître Gosselain est avant tout apprécié par ses confrères pour sa sympathie et sa bonhommie.
L’Orateur attaqua sans détour le plat de résistance et révéla le thème de son intervention dès les premiers mots : nous allions parler du « Sauvage » de la Ducasse d’Ath et du déchainement médiatique qui suivit les gesticulations de l’UNESCO à son propos. Un mot d’explication pour nos consœurs et confrères qui lisent leur Tribune depuis le fond des Ardennes ou en haut d’un building bruxellois : la Ducasse d’Ath est une procession qui se tient chaque quatrième dimanche du mois d’août depuis le Moyen Âge et qui voit défiler en cortège des géants processionnels (dont le géant Goliath et sa femme), des chars décoratifs, des fanfares parmi les plus belles du pays (l’une d’entre elles apparaît d’ailleurs dans le clip « Fils de joie » de Stromae) et des groupes historiques. L’évènement s’étend sur plusieurs heures, deux fois au cours de la journée du dimanche et fait déplacer les foules. Parole d’athoise qui écrit ces lignes, la Ducasse est un bijou de rassemblement populaire, de liesse presque extatique et de tradition historique1. Le 25 novembre 2005, l’UNESCO élevait les « Géants et dragons de processions en Belgique et en France » - pami lesquels est reprise la Ducasse d’Ath - au titre de chefs-d’œuvre du patrimoine oral et immatériel de l’Humanité. Grandiose reconnaissance.
Au milieu de ce charivari bruyant et coloré, le « Sauvage » de la Ducasse d’Ath fut, en 2019 à l’occasion d’une pétition lancée par le collectif « Bruxelles Panthères », pointé du doigt : le figurant jouant le personnage a la tête recouverte de cirage noir, porte une couronne de plumes, un anneau dans le nez, des chaînes aux poings et hurle comme une bête sur la foule. Isolée et sans contexte, cette image a choqué.
La pétition dénonce « l’usage endémique du blackface » et le fait que le personnage est « affublé de toute une série de signes avilissants tels qu’attribués aux noirs par nos sociétés racistes à travers l’histoire : gros nez2, grosses lèvres rouges3, tenue « tribale », boucle dans le nez, chaînes au cou et aux poignets, etc. A cela s’ajoute un comportement agité. L’homme jouant le Sauvage est blanc ».
Le sujet, bien que périlleux, fut maitrisé brillamment par Maître Gosselain qui le connaît pour être athois d’origine et de cœur. Il rappela d’abord que dans la perception du « Sauvage », il n’était point question de moquerie ou d’humiliation, la population – comme lui, d’ailleurs – ayant une relation d’affection toute particulière pour ce personnage de la Ducasse. Lui comme moi avons été tendus, alors enfants, à bout de bras par nos parents respectifs pour recevoir un baiser du « Sauvage » et lui donner notre tétine une fois le temps venu. Les bons sentiments ne pouvant suffire, l’Orateur se lança ensuite dans une approche historique très détaillée de la représentation du personnage. A l’origine de la Ducasse d’Ath, il n’y avait pas de « Sauvage ». Ce n’est qu’en 1873 qu’il apparut sur la barque des pêcheurs napolitains, la société lui donnant vie précisant par écrit qu’il était issu de l’île imaginaire de Gavatao, nom qui n’est pas sans rappeler celle des Galapagos, lieu du fondement de la théorie évolutionniste de Darwin traduite en version française la même année. L’Orateur de rappeler également que Stanley n’a exploré le fleuve Congo qu’entre 1874 et 1877, soit postérieurement à l’apparition du « Sauvage » dans la Ducasse d’Ath. L’origine raciste d’une représentation d’un africain tourné en ridicule n’a donc aucun fondement d’un point de vue historique : le personnage est imaginaire.
Maître Gosselain s’attacha ensuite à détailler les réactions tant de la Ville d’Ath que de la population face à la contestation nouvelle qui entoura le « Sauvage » : table ronde de réflexion, sondage, publications sur les réseaux sociaux, … Le sujet a déchainé les passions en tous sens. L’UNESCO vint sonner la récréation le 2 décembre 2022 en prenant une décision unique dans l’histoire de l’institution internationale, celle de retirer l’intégralité de la Ducasse d’Ath de la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité.
Au terme de ces explications fournies, l’Orateur finit par révéler son avis sur la question : « Au moment de la création du personnage du Sauvage, je reste persuadé qu’il n’y avait pas de volonté de stigmatiser des autochtones amérindiens ou des autochtones africains, mais force nous est de reconnaître que dans la démonstration qui est toujours sensiblement la même depuis sa création, il est clairement fait référence à un autochtone de couleur noire, embarqué contre son gré par des européens blancs ; cet autochtone ne supportant pas sa captivité, ses chaînes, se débat, frappe ses geôliers, hurle, pilonne d’un gourdin le sol du bateau qui l’emporte loin de sa terre. Qui sont les personnages les plus abjectes dans cette représentation théâtrale de cette association de comédiens d’opéra ? Est-ce un être humain furieux d’être éloigné de sa famille, de sa terre, enchaîné comme une bête qui se bat contre son sort ou sont-ce ces européens qui ne voient pas en cette personne un être humain ? Si en 1873 il était sans doute difficile, pour le commun des mortels, d’autant plus vu les influences éducationnelles de l’époque, de comprendre ce message, celui-ci est maintenant partagé par tous. Quiconque a un peu de sens humain condamne inévitablement l’esclavagisme dont nous, européens (et nous ne sommes pas les seuls), nous sommes rendus coupables et dont certains peuples en perpétuent encore actuellement la barbarie ». La solution retenue par Maître Gosselain vise à l’explication des faits plutôt qu’à leur réinterprétation. L’éducation triomphant de la dangereuse négation. Au moment de conclure, l’Orateur plaidait encore pour que le groupe de la barque des pêcheurs napolitains soit encadrée de messages explicatifs au cours de la procession ou d’un conteur contextualisant la scène qui allait être montrée. Il ne savait pas encore que quelques jours plus tard, le groupe de réflexion mis en place par la Ville d’Ath allait rendre ses conclusions en proposant d’officialiser le surnom « Diable de la Ducasse », que bien des familles athoises lui donnaient déjà, en lieu et place de faire référence à un « Sauvage » et de lui attribuer un maquillage différent composé de noir et de rouge, symbolique plus imaginaire et s’éloignant de la douloureuse question du « black face ».
Madame la Bâtonnière Anne-Sophie ROGGHE décida de rééquilibrer l’intervention de son ouaille, car elle considérait qu’il s’était trop éloigné de la problématique réelle du thème du jour : le racisme. Il ne peut être nié que l’image du « Sauvage » renvoie à une image dégradante d’un homme de couleur qu’un contexte de traditions ne peut excuser. Avec l’humour, la verve et l’exégèse qu’on lui connaît, la contradictrice rappela les grands défis de notre société actuelle au sein de laquelle l’exclusion par le racisme ne peut plus être tolérée sous quelque forme que ce soit. Une fête populaire en est-elle encore une si un de ses éléments est sujet de tant de polémiques et de critiques ? C’est la question qu’elle lança à son Orateur.
Le musée d’histoire naturelle tout proche servit d’écrin à la réception du Conseil de l’Ordre qui s’ensuivit et c’est devant les animaux empaillés que les invités poursuivirent le débat qui faisait rage : lequel des deux tribuns du jour avait raison ?
Le soir étendit ses charmes sur ceux qui n’étaient pas encore repus de cette journée confraternelle et c’est au Château du Biez que l’on continua à festoyer. Le Président du Jeune Barreau et son équipe n’avaient pas ménagé leurs efforts pour concocter à leurs hôtes une soirée qui restera dans les mémoires, les scintillements d’un feu d’artifice achevant de mettre des étoiles dans les yeux de chacun.
A l’année prochaine, à Tournai.
Coralie Fontaine,
Avocate au barreau de Tournai
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1 D’ailleurs, si vous êtes libre le 27 août prochain, je suis certaine que Maître Gosselain se fera une joie de vous la faire décourir !
2 Ce qui n’est pas le cas.
3 Ce qui n’est pas le cas non plus.