Le 28 juin 2022, la Cour de justice de l’Union européenne a rendu, en Grande chambre, un arrêt Commission c. Espagne1 sur la base de l’article 258 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne2.
S’il s’agit d’un arrêt en constatation de manquement d’un État membre, la question centrale de l’arrêt concerne la possibilité de mise en cause de la responsabilité d’un État membre dans son ordre juridique interne pour des manquements de cet État à ses obligations tirées du droit de l’Union.
L’affaire commence suite à des plaintes de particuliers émises auprès de la Commission européenne visant la loi espagnole 40/20153, et plus spécifiquement ses articles 32, §3 à 6 et 34, §1er, sur l’indemnisation de contribuables ayant été taxés sur la base d’actes réglementaires ou législatifs qui auraient été jugés contraires au droit de l’Union.
L’article 32 vise spécifiquement la question de la mise en cause de la responsabilité de l’État législateur, le paragraphe 5 de cette disposition créant quant à lui un mécanisme de responsabilité spécifique en cas d’annulation de déclaration de non-conformité d’une norme de droit espagnol avec le droit de l’Union, imposant notamment au demandeur en réparation du dommage d’avoir invoqué spécialement la violation du droit de l’Union lors de l’introduction du recours fiscal initial.
Sur le fond, la Cour rappelle en premier lieu les principes essentiels de la mise en cause de la responsabilité des États membres pour la violation par ces derniers du droit de l’Union, insistant en premier lieu, qu’il ne faut pas avoir égard à quelle branche du pouvoir des États membres revient l’imputabilité de cette violation, puisque tant le pouvoir exécutif, que législatif ou judiciaire peut engager la responsabilité de l’État4.
Trois conditions doivent cependant être réunies, à savoir que la règle du droit de l’Union violée par l’État membre doit avoir pour objet de conférer des droits aux particuliers, que la violation de cette règle est suffisamment caractérisée5 et qu’il existe un lien de causalité direct entre la violation de la règle et le dommage subi par le particulier6.
Les États membres disposent d’une certaine liberté dans la façon dont ils organisent, au sein de leurs ordres juridiques respectifs, la mise en œuvre de leur propre responsabilité, étant entendu que la mise en cause de leur responsabilité pour une violation du droit de l’Union peut être engagée dans des conditions moins restrictives que celles dégagées dans la jurisprudence de la Cour sur le fondement du droit national7.
Sur la base de ce rappel des éléments essentiels de sa jurisprudence, la Cour apporte une réponse au premier argument du Royaume d’Espagne qui sollicitait que l’appréciation globale du régime de la responsabilité de l’État soit opérée et pas uniquement une analyse tirée de la violation des dispositions faisant l’objet de la demande en constatation de manquement de la Commission.
La Cour écarte cette observation liminaire de l’Espagne au motif que la Commission est fondée à faire examiner, de façon spécifique, un régime particulier tiré des dispositions en cause8.
Après donc le rappel des principes essentiels de la mise en cause de la responsabilité des États membres d’une part, et l’examen du grief soulevé à titre liminaire par l’Espagne, la Cour examine les deux arguments de fond invoqués par la Commission tirés de deux principes essentiels du droit de l’Union que sont les principes d’effectivité et d’équivalence.
En ce qui concerne le principe d’effectivité, l’appréciation de la Cour se fond sur une des conditions de l’article 32, §5 de la loi espagnole en cause qui impose, comme condition d’obtention d’une réparation à l’égard de l’État, que la Cour de justice ait opéré le constat que cette norme soit contraire au droit de l’Union.
La Cour rappelle sa jurisprudence Factortame et Brasserie du Pêcheur qui juge contraire au droit de l’Union toute obligation imposée par un État membre d’obtenir un constat de non-conformité du droit interne au droit de l’Union avant de pouvoir entamer et mener à bien une procédure menant à la responsabilité de l’État9.
La deuxième condition imposée par la loi espagnole et dont l’examen est opéré par la Cour vise la nécessité, pour le particulier, d’avoir introduit un recours spécifique contre l’acte administratif argué de contrariété au droit de l’Union.
La Cour répond en deux temps à cet argument. En premier lieu, elle rappelle que, suivant les principes communs à l’ensemble des États membres10, une partie victime d’un dommage doit se comporter de façon à limiter ce dommage, dans la mesure du possible. Ainsi, il ne saurait en principe être fait reproche à une partie de ne pas avoir systématiquement usé de l’ensemble des voies de recours qui s’offraient à elle11.
En second lieu, la Cour retient que, dans les hypothèses où il n’y aurait pas d’acte administratif attaquable, mais uniquement une action ou une abstention législative contraire au droit de l’Union, les particuliers ne disposeraient que très difficilement de la possibilité de faire valoir leurs droits à une quelconque indemnisation.
La troisième condition imposée par la loi espagnole est que le particulier doit avoir invoqué la violation du droit de l’Union dans le cadre d’une procédure judiciaire préalable afin de pouvoir obtenir une indemnisation ultérieure en cas de constat de non-conformité.
Si la Cour retient qu’une telle exigence procédurale peut apparaitre comme excessive au regard du principe d’effectivité12, elle ne retient néanmoins pas cet argument en raison du fait qu’il peut être procéduralement exigé qu’un recours soit introduit et que, dans le cadre de l’examen de ce recours, le juge interne aura l’obligation d’examiner la conformité des dispositions du droit national avec le droit de l’Union, et de laisser, le cas échéant, les dispositions du droit national qui y seraient contraires13 et, à tout le moins d’en faire une interprétation conforme au droit de l’Union14. La Cour précise néanmoins, sur la base de sa jurisprudence récente que le fait pour le juge national d’écarter une norme de droit interne contraire au droit de l’Union dépourvu d’effet direct n’est pas une obligation15, mais une simple faculté16.
La Cour analyse finalement un dernier point au regard du principe d’effectivité, à savoir une limitation temporelle imposée dans la loi espagnole qui ne permet à un particulier d’obtenir une indemnisation que si le dommage qu’il a subi est né dans les cinq ans de la publication au Journal officiel de l’arrêt qui constate la non-conformité de la règle interne au droit de l’Union, pour constater qu’une telle obligation est également contraire à ce principe17.
Il est intéressant de noter enfin que la Cour rejette le recours de la Commission en ce qu’il est fondé sur le principe d’équivalence18.
La loi espagnole reprenait les trois critères de la jurisprudence Brasserie du Pêcheur pour autoriser la mise en œuvre de la responsabilité de l’État pour une violation du droit de l’Union alors même que cette mise en œuvre peut se faire, pour ce qui concerne les conditions de fond, de façon plus favorable dans l’hypothèse où le législateur espagnol aurait violé la Constitution du Royaume.
De façon synthétique, en reprenant les conclusions de l’Avocat général, on retiendra que : « Le principe d’équivalence n’a de pertinence qu’une fois né le droit à réparation, selon les conditions énoncées dans la jurisprudence de la Cour et reprises à l’article 32, paragraphe 5, de la loi 40/2015. Ce principe ne saurait, en revanche, fonder l’obligation pour les États membres, de permettre la naissance19 d’un droit à réparation dans des conditions plus favorables que celles prévues par la jurisprudence de la Cour »20.
En d’autres termes, dès lors que la législation nationale reprend les exigences minimales reprises dans la jurisprudence de la Cour pour la mise en œuvre, au fond, de la responsabilité de l’État pour une violation du droit de l’Union, on peut admettre que la responsabilité de l’État-législateur pour la violation d’autres règles ne tenant pas au droit de l’Union puisse être mise en œuvre dans des conditions de fond plus favorables21.
L’intérêt de cet arrêt Commission c. Espagne est double, bien au-delà de la mise au point qu’il opère sur la question.
Le premier intérêt réside en ce qu’il insiste sur la distinction qu’il y a lieu de faire entre les conditions de forme et les conditions de fond, ou, en d’autres termes, sur la différence entre respectivement le principe d’efficacité et celui d’équivalence. Si le premier principe impose aux États membres de traiter les questions de mise en œuvre de leur propre responsabilité en raison de violations du droit de l’Union sans y imposer d’obstacle qui rendrait impossible ou difficilement praticable l’exercice de ce droit, le second principe, quant à lui, permet aux États membre de limiter les conditions de fond aux exigences minimales fixées par la jurisprudence de la Cour de justice.
Le second intérêt est que la Cour examine, comme elle l’a fait par le passé, la responsabilité de l’État sans avoir égard à la branche du pouvoir dont la responsabilité est invoquée. Si ce débat continue à être vif dans certains États membres où la tradition parlementaire est importante, la question semble à tout le moins en passe d’être réglée en Belgique22.
Xavier Koener,
Avocat au barreau de Luxembourg
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1 C.J.U.E., 28 juin 2022, Commission c. Espagne, C-278/20
2 Il s’agit de la disposition du Traité instaurant la possibilité, pour la Commission, de faire constater un manquement d’un État membre à ses obligations tirées du droit de l’Union par la Cour de justice de l’Union européenne
3 La possibilité pour des particuliers de déposer une plainte directement auprès des services de la Commission pour la violation réelle ou supposée du droit de l’Union par un des États membres est peu usitée. Le formulaire de plainte est disponible en ligne https://ec.europa.eu/assets/sg/report-a-breach/complaints_fr/
4 C.J.U.E., 5 mars 1996, Brasserie du pêcheur et Factortame, Aff. Jointes C-46/93 et C-48/93, Rec. I-1029, points 32 et 36
5 Cette condition, à elle-même, a déjà réussi à faire couler beaucoup d’encre. Voy. not. C.J.U.E., 13 juin 2006, Traghetti, Aff. C-173/03, Rec. I-5177, point 40
6 C.J.U.E., 26 janvier 2010, Transportes urbanos y Servicios generales, Aff. C-118/08, Rec. I-635, point 30 et la jurisprudence citée qui opère un excellent résumé de la question ; Voy. Récemment encore C.J.U.E., 18 janvier 2022, Thelen Technopark Berlin, Aff. C-261/20, point 44
7 C.J.U.E., 30 septembre 2003, Köbler, Aff. C-224/01, Rec. I-10239, point 57 ; C.J.U.E., 29 juillet 2019, Hochtief Solutions Magyarországi Fióktelepe, Aff. C-620/17, point 37
8 Point 89
9 Notons qu’en droit interne belge, la jurisprudence concernant la responsabilité de la branche législative de l’État est fixée, mutatis mutandis, en sens contraire, exigeant un constat d’inconstitutionnalité de la norme à valeur législative avant d’accorder une réparation à un particulier qui aurait puêtre lésé par son application (Mons, 27 février 2007, J.T., 2009, p. 213)
10 Pour la Belgique, voy. p. ex. Cass. (1e Ch.), 14 novembre 2014, R.G. : C.13.0441.N, jurportal.be
11 C.J.U.E., 24 mars 2009, Danske slagterier, Aff. C-445/06, Rec. I-2119, points 60 à 62
12 Point 144
13 C.J.U.E., 9 mars 1978, Simmenthal, Aff. 10/77, Rec. 629, point 17 ; C.J.U.E., 19 juin 1990, Factortame, Aff. C-213/89, Rec. I-2433, point 18
14 C.J.U.E., 13 novembre 1990, Marleasing, Aff. C-106/89, Rec. I-4135, points 6 et 8
15 C.J.U.E., 24 juin 2019, Popławski, Aff. C-573/17, point 68
16 C.J.U.E., 18 janvier 2022, Thelen Technopark Berlin, Aff. C-261/20, point 28
17 Point 170
18 Point 185
19 C’est l’Avocat général qui souligne
20 Conclusions de l’Avocat général SZPUNAR, 9 décembre 2021, point 122
21 C.J.U.E., 17 avril 2007, AGM-COS.MET, Aff. C-470/03, Rec. I-2749, point 89 et la jurisprudence citée.
22 Sur ces questions, on lira utilement B. DUBUISSON ET S. VAN DROOGHENBROECK, « Responsabilité de l’État-législateur : la dernière pièce du puzzle ? » J.T., 2011, p. 801-808