Radicaliser la Justice. Projet pour la démocratie, par Manuella Cadelli, Bruxelles, Editions Samsa, 2018, 386 p., 26 €.
Justice, par Michaël J. Sandel, Paris, Flammarion, 2017, 416 p., 10 €.
« Notre produit intérieur brut dépasse désormais les 800 milliards de dollars par an. Mais, avec ce produit intérieur brut, viennent aussi la pollution de l’air et la publicité pour le tabac ; les ambulances qui sillonnent nos autoroutes pour faire place nette après un carnage ; les verrous que nous mettons à nos portes et les prisons pour ceux qui les forcent ; l’abattage des séquoias et la destruction des merveilles de la nature sur l’autel de l’expansion urbaine ; le napalm et les ogives nucléaires, les voitures de police blindées dépêchées dans nos quartiers pour juguler les émeutes qui s’y produisent ; avec ce produit intérieur brut, viennent aussi … les programmes de télévision qui, pour vendre des jouets à nos enfants, glorifient la violence. Ce même produit intérieur brut ne contribue pas à la santé de nos enfants, à la qualité de leur éducation, ni à la joie qu’ils prennent à leurs jeux. Il ne tient pas compte de la beauté de notre poésie ou de la solidité de nos mariages, de l’intelligence de nos débats publics ou de l’intégrité de nos responsables politiques. Il ne mesure ni l’esprit ni le courage dont nous savons faire preuve, ni notre sagesse ou nos connaissances, pas davantage notre compassion ou notre dévouement au pays. Bref, il mesure tout, excepté ce qui donne à la vie sa valeur ».
Ces mots ont été prononcés par Robert F. Kennedy le 18 mars 1968, à l’Université de Kansas City. Sans doute étaient-ils inaudibles ? 80 jours plus tard, il était assassiné à Los Angeles.
Ils fondent la conclusion du cours de philosophie du droit que donne à Harvard Michaël J. Sandel. Ils pourraient constituer le point de départ du bel essai que Manuella Cadelli consacre à notre Justice. J’ai lu ces deux ouvrages cet été, au soleil, en parallèle.
Michaël J. Sandel étudie la notion de Justice. Justice utilitariste, selon Jeremy Bentham, Justice libertariste, selon Emmanuel Kant, Justice égalitariste, selon John Rawls, Justice finaliste, selon Aristote … Le génie de ce cours est que toutes les théories exposées (les variantes ne sont pas oubliées et la plupart des grands philosophes défilent évidemment tout au long de cet ouvrage) sont confrontées au fait.
À chaque fois, cet affrontement est particulièrement éclairant. Bentham justifie les marins du petit navire qui n’avait jamais navigué, ô gué, ô gué, qui après le naufrage de leur rafiot, sacrifièrent leur mousse malade pour pouvoir le dévorer et échapper à la mort par inanition (c’est un peu aussi à ce choix qu’est confrontée My Lady dans le très beau film de Richard Eyre, inspiré du roman de Ian Mc Ewan, L’intérêt de l’enfant , lorsqu’elle doit décider la séparation de deux bébés siamois qui n’ont qu’un cœur pour deux. Lumineuse Emma Thompson !). Kant veut que l’on dise la vérité partout et en tout lieu, même aux terroristes qui traquent un héros qui s’est réfugié chez vous. Rawls justifie qu’une étudiante blanche pauvre soit écartée d’une université au profit d’une étudiante noire riche qui a moins bien réussi qu’elle l’examen d’entrée en raison des principes de discrimination positive qui favorisent la diversité raciale.
De son enseignement se dégage le sentiment qu’aucune valeur n’est absolue, que la théorie est toujours réductrice, que la vie fait nécessairement évoluer les valeurs, que ce qui est juste et vrai ne l’est, au mieux, qu’ici et maintenant.
Le téléologisme d’Aristote lui ouvre la voie. Le droit devrait servir la société, en favorisant le bonheur et la solidarité entre les hommes. Cela induit nécessairement des variations en fonction des contingences m ais implique surtout une moralisation des règles applicables. Et une distinction entre trois types de lois : les universelles, qui doivent toujours s’appliquer (type Droits de l’homme) ; les obligations volontaires, qui impliquent le consentement de celui qui (s’)y est soumis (les contrats et les lois votées par les parlements élus démocratiquement) ; et les obligations de solidarité, qui découlent de l’appartenance à un milieu (fratrie, profession, religion, cercle associatif, nation, …) et doivent être respectées indépendamment du consentement, mais en fonction des particularités, nécessairement évolutives, de ces différents cercles.
« Au travers de la mission de service public qui consiste à apporte une solution au contentieux qui lui sont soumis, le juge occupe donc une place essentielle dans la confection – externe – de la loi mais aussi dans l’équilibre institutionnel et le jeu démocratique. Sa légitimité est double et se déduit d’une part de cette place qu’il occupe ; d’autre part de sa neutralité et de sa nécessaire impartialité. Et ces deux légitimités se conjuguent et se renforcent ».
Le propos de Manuella Cadelli est évidemment plus politique.
Dans une première partie, elle décortique la crise actuelle de la justice, les coupes dans les budgets, les réformes qui ébrèchent l’indépendance des magistrats ou l’accès à la Justice. Sans concession, ou presque. On connaît la maigreur des montants qui sont alloués à l’institution, les coupes sèches dans les budgets de fonctionnement, l’incomplétude organisée des cadres.
Et, bien sûr, elle réaffirme l’importance du troisième pouvoir, garant du fonctionnement harmonieux de nos démocraties, de la procédure, gardienne des libertés, et de l’indépendance (qu’elle appelle « l’insubordination ») des juges, sans laquelle les deux premiers ne sont que trompe-l’œil.
La seconde partie est la plus engagée. Adoptant l’hypothèse dystopique de Bruno Latour, elle se demande si les élites (entendez : les riches) n’auraient pas, dès les années ’80, compris qu’il était désormais inutile de faire « comme si l’histoire allait continuer de mener vers un horizon commun où tous les hommes pourraient également prospérer » et qu’elles devaient donc faire cavaliers seuls. Et de constater que, si cette hypothèse reste à vérifier, il faut en tout cas constater que, depuis, tout se passe comme si elle était fondée. C’est l’évènement de l’ultralibéralisme triomphant, la confiscation du politique par l’économique : Margareth Thatcher et son fameux There is no alternative (#TINA), la négation du réchauffement climatique, les délocalisations, l’ubérisation de l’économie, l’avènement des GAFA et la confiscation de nos données personnelles (à peine ébréchée par le RGPD), les fake news comme mode de gouvernement, …
Ce qui débouche sur la phagocytation du législatif, l’émergence de l’émocratie puis des démocratures. Et le CETA et sa justice privatisée, confisquée par les (soi-disant) élites.
La démonstration est sévère mais elle est solide et bien argumentée.
And then ?
« Résiste, prouve que tu existes ».
La troisième partie contient plusieurs propositions de résistance.
D’abord, ce qui dépend des magistrats eux-mêmes : une révolution culturelle, faite de confraternité ou de camaraderie, d’une formation plus multidisciplinaire et plus ouverte, un langage judiciaire dépoussiéré, des structures de gestion plus ouvertes et participatives, une plus grande liberté de parole, une plus grande collaboration avec le barreau.
Ensuite ce qui doit être revendiqué : un parquet à l’italienne, véritablement indépendant, s’appuyant sur le principe de la légalité des poursuites (fini le classement sans suite), le passage à un système de justice accusatoire (veut-elle vraiment la fin du juge d’instruction ? je n’ai pu le déterminer avec certitude) et, bien sûr, l’octroi de budgets conformes à la mission qui est confiée au pouvoir judiciaire : celle d’être un des trois piliers constitutionnels de notre démocratie.
Le Plan pour une gestion autonome des cours et tribunaux et du ministère public diffusé par le Collège des cours et tribunaux le 26 juillet 2017, prévoyant une plus grande autonomie pour nos juridictions est longuement cité et disséqué. Manuella Cadelli en salue la qualité et l’élévation d’esprit.
Cela débouche sur la proposition phare de ce bel essai : supprimer le ministère de la justice ou, à tout le moins (il conserverait ses prérogatives en matières législatives et carcérales), lui retirer toutes les compétences relatives à l’organisation des parquets, cours et tribunaux. Celles-ci devraient être dévolues à un Conseil supérieur de la Justice complètement repensé (l’actuel n’échappe pas aux feux d’une sévère critique) qui pourraient comporter 44 magistrats (rien que des magistrats : selon moi, c’est un solide danger car lorsqu’une institution doit s’auto-organiser, il y a un sérieux risque que tous les compromis se fassent sur le dos de ceux qui ne sont pas représentés au sein de son assemblée délibérante, c’est-à-dire, en l’occurrence, les justiciables et les avocats, leurs représentant naturels), en respectant évidemment diverses parités (communautés linguistiques, parquet / siège, ressorts, types de juridictions, …). Ce conseil serait doté d’un budget propre, librement négocié avec les autres pouvoirs.
« Le pouvoir judiciaire n’a de sens que s’il est utile. S’il sert : la démocratie et les gouvernés ».
Luttons !
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