Dix minutes, "douche comprise"…

Pardonnez-moi cette petite facétie : la douche n'a servi qu'à capter (sournoisement, il est vrai), votre attention via l'évocation de la vélocité copulatoire attribuée, à tort ou à raison, à Jacques Chirac (au sujet duquel le minutage était, selon la rumeur, bien moindre). Votre attention, je la requiers par crainte d'une ingérence funeste dans l'un des attributs les plus sacrés de notre exaltante profession (la plus belle, selon Voltaire, qui n'était pourtant pas avocat) : notre liberté de parole ! Cette liberté que pourrait sérieusement restreindre l'arrêt du 14 mars, commenté dans "La Tribune" du 19 avril dernier 1. Pour mémoire, un de nos confrères qui plaidait, devant la chambre des mises en accusation gantoise, la remise en liberté de son client, fut stoppé dans son élan et privé de parole après 10 minutes. Et la cour suprême n'y vit aucune malice…

Depuis mes débuts au barreau (c'était il y a un peu plus de 9 lustres…), je m'épuise à déplorer les phénoménales pertes de temps que les procédures tant pénale que civile, ou certains usages, à ce point vieux que des araignées y ont tissé leurs toiles, nous forcent à subir. Pourquoi convoquer tous les plaideurs et tous les justiciables à la même heure ? Pourquoi nous obliger à être présents pour demander ou subir une remise ? Tout cela à l'heure de la communication instantanée et multimodale … Pourquoi ne pas tout faire sur rendez-vous comme le font les médecins spécialistes, tout en laissant une plage horaire pour une sorte de service des urgences judiciaire ? Pourquoi ne pas réserver précieusement les audiences à ceux qui souhaitent être entendus et permettre à tous les autres de négocier (en multipliant les "plaider-coupable" ou les procédures transactionnelles) ou de s'expliquer par écrit ? Pareil au civil : pourquoi ne pas permettre de faire, par échanges électroniques, tout ce qui est rituel ou banal, comme les délais de paiement et les entérinements d'accord ?

La crise sanitaire, déjà presque oubliée (sauf par celles et ceux qui en souffrent toujours), a prouvé qu'il est possible de pallier, avec un peu d'imagination, les conséquences d'un danger immédiat. Cela m'a fait espérer qu'on puisse s'adapter également à une crise plus durable comme l'est la crise climatique et supprimer tout ce qui, sans être indispensable, est énergivore (les déplacements des magistrats et des avocats, le chauffage des salles d'audience, et tant d'autres choses). Mais le législateur et les chefs de corps de l'ordre judiciaire n'ont pas saisi la balle au bond… 

Quoiqu'obsédé par les pertes de temps et le gaspillage des ressources, je vis comme un outrage aux bonnes mœurs (judiciaires) de permettre au juge une limitation péremptoire du temps de parole de la défense, comme l'a fait la chambre des mises en accusation de Gand pour une personne, présumée innocente, emprisonnée préventivement. Dix minutes… Si encore cela augurait, tacitement, une remise en liberté…Mais ce fut le contraire puisque notre malheureux confrère, à la plaidoirie guillotinée, dut inviter son client à saisir la cour de cassation. Qui l'a envoyé sur les roses...

A l'exception, peut-être, des plus éloquents d'entre nous, nous connaissons la façon dont les juges nous font déjà comprendre que "la cause est entendue" : ça va des apartés aux appels à conclure, en passant par les grommelots, les yeux au ciel, les soupirs, voire les assoupissements… N'empêche, la prérogative du temps à consacrer à la défense d'une personne, qui risque parfois très gros, doit absolument demeurer l'apanage des plaideurs. C'est d'autant plus crucial qu'au pénal, la procédure (qui, comme le rappelait le regretté bâtonnier Franchimont, "protège les innocents") a été tellement détricotée et ses préceptes piétinés par la sinistre jurisprudence "Antigone" et ses suites, qu'il ne reste quasiment plus comme "droit de la défense" que la liberté de parole des avocats. 

Il importe donc que nous puissions préserver la faculté (aux effets déjà fort ténus) de "librement contredire". J'insiste sur le "librement". A défaut, nous n'aurons plus qu'à copier la réplique aussi sarcastique que cocasse de notre illustre confrère français, Albert Naud (résistant ayant défendu Laval et Céline), qui est l'auteur de la formule (et du livre éponyme) "Les défendre tous" : à un juge qui le pressait de terminer son intervention, il lança, agacé, "Mon client, lui, innocent – Le plaignant, lui, méchant homme – Toi, bon juge. – Moi, fini !" …

Jean-Marie Dermagne.
Ancien bâtonnier du barreau de Dinant

1 Cour de cassation, 2ème chambre N, n°P.23.0348, commenté par Maître Jean-Joris Schmidt, administrateur d'AVOCATS.BE, qui évoque d'autres réactions heureusement venues de nos confrères du nord du pays. 


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