Juges, allégez vous-mêmes votre fardeau !

"Le manque de magistrats est criant à tous les étages de la justice" titrait, à la une, il y a peu, un journal jadis qualifié de "bien-pensant". On connait cette double rengaine : "il faut augmenter les cadres" et "la profession de magistrats n'attire plus". Le constat est connu : la justice est mal lotie. "Que faire ?" (comme disait Lénine…).

Les cadres insuffisants sont une plainte vieille comme la justice. Ou presque. Elle s'explique, à tout le moins en partie, par la croissance de la population (elle a augmenté de 35% au cours des cinquante dernières années !). Le défaut d'attractivité est plus récent et mériterait, pour en disserter, plusieurs colloques universitaires. J'espère simplement que sa cause n'est pas cet aphorisme, déjà un peu ancien : "plus une profession se féminise, moins elle a de prestige". Une étude récente de l'université de Zurich (publiée dans la revue Social Network, en mai dernier) a été médiatisée sous le titre : "Les hommes ont tendance à quitter les métiers qui se féminisent". Si c'est exact, cela appelle une révolution culturelle !

Quel remède à la disette ? En tout cas, ne plus attendre Godot (un refinancement), ni se contenter de geindre, mais prendre les choses en mains et se débarrasser des "corvées" que les mœurs n'exigent plus ! Redistribuer le travail judiciaire, par un processus de vases communicants qui doit, autant que possible, "coller" aux urgences sociétales. Je songe en premier lieu au contentieux des stupéfiants qui épuise magistrats et policiers autant qu'il afflige les directeurs et les gardiens de prisons…Plus personne ne conteste que le cannabis, à tout le moins, est entré dans les habitudes. Et, comme l'observait Marguerite Yourcenar, les lois sont dangereuses lorsqu'elles retardent sur les mœurs. Alors, si le pouvoir politique tarde à le légaliser, au prétexte que "tout le monde n'est pas d'accord" au sein d'une coalition, hé bien, que les procureurs puis les juges bougent ! Quand survient une distorsion entre les mœurs et la loi, qu'ils s'arrangent pour emboiter le pas des premières lorsque le changement de la seconde se laisse attendre ! 

A la fronde judiciaire que j'appelle de mes vœux, il y a des précédents. Avant la dépénalisation des adultères et des entretiens de concubine (sic !), les parquets classaient les plaintes et, s’il y avait une partie civile, les juges ne prononçaient que des sanctions symboliques, en attendant que le législateur, sempiternellement frileux, bouge. Pareil pour l'interruption volontaire de grossesse qui, sous réserve de quelques coups d'éclat destinés à secouer le législateur, était traitée avec des pincettes par les procureurs et avec une extrême bienveillance par les juges. Idem pour l’aide médicale à la fin de vie. Vu la tolérance de plus en plus grande à l'égard des drogues dites douces, les magistrats surchargés peuvent, sans grand risque, alléger leur fardeau : le cannabis, sa culture comme sa revente, outre son usage, peut être dépénalisé de facto, tant que le législateur n’imite pas ses homologues portugais, luxembourgeois et allemands. Et si les magistrats du ‘nord’ veulent continuer à sévir au prix d’un "burn- out", tant pis. Mais que ceux du ‘centre’ et du ‘sud’ répondent au manque de moyens, et aux vaines promesses, par des "bras croisés". 

Les frondes prétoriennes permettent d'adapter le fonctionnement de la justice aux priorités des citoyens et aux évolutions sociétales, aux mœurs, comme on disait jadis. Elles font d'une pierre deux coups puisqu'elles délestent également les policiers que le manque de moyens en personnel ou en équipement énerve ou épuise. En outre, à lui-seul, le bout de la chaine pénale, la prison, appelle des dépénalisations, fût-ce "à la petite semaine" : le surpeuplement endémique, mille fois dénoncé, relève désormais du traitement inhumain et dégradant. C'est aller trop vite en besogne que de soutenir que cela relève de l'exécutif. Procureurs et juges, vous êtes les ‘fournisseurs’ de l'enfer carcéral ! Et il y a belle lurette que, grâce à la primauté des droits humains fondamentaux, vous n’êtes plus les ‘esclaves de la loi’ ! Pire que l’impunité est l’atteinte à la dignité humaine et s'il en est ainsi, mettez fin à l'indignité des prisons en adaptant la justice pénale aux changements des mentalités. Faites-le sans vergogne : Montesquieu disait déjà que "les mœurs font de meilleurs citoyens que les lois". 

J'ai perdu l'espoir d'une panacée depuis longtemps… La fronde des magistrats sur le commerce et la culture du cannabis, que j'appelle de mes vœux et à laquelle pourrait s'accoler un zèle solidement réfréné chez les policiers, ne résoudra pas tout, certes. Mais elle pourrait au moins atténuer le sentiment, assez généralisé chez les juges, que la guerre à la drogue est leur "tonneau des Danaïdes" ou leur "rocher de Sisyphe" et l'impression, chez les policiers, que, même s'ils obtiennent des succès faciles, "faire du chiffre", c'est aussi vouloir vider un océan à la cuillère…

                                Jean-Marie Dermagne.
                                Ancien bâtonnier

Précision : je m'adresse à des avocats mais le titre de la rubrique ‘Maitre, vous avez la parole…’ me donne l'illusion de parler à des juges, que deviendront, au demeurant, une partie d'entre vous qui me lisez, surtout parmi les plus jeunes. 


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