Ce pelé, ce galeux, d'où venait tout le mal …

À propos de l’acte insensé dont furent récemment victimes de pauvres supporters suédois dans notre capitale, je lis dans le Mot du Président de la Tribune 242 : 

« Il est apparu que le terroriste en question aurait dû être expulsé (rien ne s’y opposait sur un plan juridique), mais son dossier sensible avait été oublié dans une armoire… ».

Je ne suis pas (du tout) un spécialiste de la question mais cette affirmation est-elle bien sûre et dûment vérifiée ? Ne s’agirait-il pas d’un léger raccourci ? Tiendrions-nous pour fait vrai ce qui se dit (et se répète) à tous les étages ? 

Je crois savoir que certains membres du parquet de Bruxelles regrettent vivement le sempiternel devoir de réserve qui s’impose à eux et qu’ils sont passablement agacés de cet unanimisme qui pointe du doigt l’un des leurs

En donnant ici mon humble avis – certes peu éclairé, je l’ai déjà dit –, à tout le moins ne pourrai-je être accusé du tout aussi sempiternel corporatisme qu’on brandit immanquablement quand quiconque se rebiffe. Il faudra donc se rabattre, en ce qui me concerne, sur le fatigant complotisme, qui lui ressemble furieusement par son caractère définitif, tranchant, et généralement dépourvu de toute motivation.

De façon très schématique et sans remonter aux origines du monde, il faut rappeler qu’en Belgique, la légitimité du monde politique avait déjà été très sérieusement ébranlée lors de l’affaire Agusta, elle-même révélée dans les (nombreuses) suites de l’assassinat d’André Cools (en 1991).

En 1998, la Cour de cassation avait condamné plusieurs ministres de l’époque à des peines de prison (et leur recours devant la CEDH avait abouti à un arrêt de débouté, le 2 juin 2005). Il s’agissait là de l’application pure et simple d’un principe quelque peu écorné ces dernières années : l’État de droit (en très bref, la puissance publique est, elle aussi, soumise aux règles du droit).

Depuis ces condamnations, on entend itérativement parler de « gouvernement des juges » par des politiciens contrariés de l’organisation des trois pouvoirs, chère à Montesquieu.

Les désordres liés à une autre grande affaire nationale – « l’affaire Dutroux » – avaient parachevé la rupture entre monde politique et citoyens. La Marche blanche du 20 octobre 1996 et la retransmission télévisée de la Commission d’enquête parlementaire contraignirent à une réforme de la justice et de la police.

C’est dans ce contexte que le Conseil supérieur de la justice a été créé en 1999, « afin de garantir le bon fonctionnement de la Justice et l'indépendance de la magistrature ».

Cet organe vertueux a notamment pour mission de présenter à chacune des places vacantes le meilleur des candidats, sans aucune considération politique. Fin du copinage (politique) dans les nominations (judiciaires). 

Il serait sans doute hâtif d’en conclure pour autant que les trois pouvoirs furent désormais indépendants les uns des autres.

Déjà, les pouvoirs législatif et exécutif ont quasi fusionné – en gros, par la particratie, le second a relégué le premier au rang de presse-bouton et a même réussi à le faire disparaître, avec son consentement complaisant et pusillanime, pendant « la crise du covid » – mais, en plus, un saccage en règle du pouvoir judiciaire a été orchestré par des réformes successives, sous l’appellation bien nommée de « pots-pourris ».

En mai 2016, ce n’est pas un syndicaliste-merguez-Cara Pils (image d’Épinal de l’ordre établi) qui avait poussé un coup de gueule mémorable, mais le Chevalier Jean de Codt, premier président de la Cour de cassation, plus haut magistrat du pays, qui déclarait sans ambages : « Nous avons le sentiment que l'exécutif continue à développer une stratégie de contournement de la loi », suite à la décision de l’administration de la justice de ne même plus publier les places vacantes sans l’aval de l’administration des finances. 

« Cet Etat n'est plus un État de droit, mais un État voyou » !

Qui ne s’en souvient ? 

Interrogé sur cette sortie qui avait surpris tout le monde, le Premier ministre Charles Michel avait ‘répondu’ qu’à ses yeux, la Belgique était une grande démocratie et un État de droit – sans motivation superflue – et qu’il appartenait à chaque magistrat d’apprécier, dans sa responsabilité, comment il réussit à conjuguer [son] devoir de réserve avec le souci d’indépendance de la justice

Intimidation ? 

Même la presse avait trouvé, à l’époque, que cette sentence fleurait bon la menace. Malin ! On venait tout juste de parler de voyou…

Le ministre de la Justice Koen Geens avait déclaré, dans la foulée, que s’il n’y avait pas de candidats pour les postes vacants, ce n’était pas sa faute, que le problème n’était pas le financement, qu’il réduisait certes un peu les cadres et les charges de travail mais qu’il le faisait de la manière la plus juste possible et que, par conséquent, « ça n’allait pas l’empêcher de continuer la réforme ». 

On note au passage qu’il a entrepris de réduire la charge de travail des magistrats notamment en rendant quasi obligatoire le recours à une justice privée – dénommée avantageusement « médiation » – mais ce n’est pas le sujet du jour.

La saillie du haut magistrat a-t-elle eu un effet retentissant sur le respect du pouvoir judiciaire par le gouvernement ? Pas vu grand-chose, moi.

Quid du CSJ ?

Il semble qu’il n’ait récemment « pas vraiment » œuvré comme attendu, à Bruxelles, en ne présentant aucun des candidats au poste de procureur, pour des raisons politiques et linguistiques … 

Serait-il infiltré ?

Ne vient-il pas, par surcroît, de s’introniser « enquêteur » pour “l’erreur monumentale” d’un ‘parquetier’ alors qu’il (le CSJ) a lui-même joué un (mauvais) rôle dans le défaut de nomination(s) ?! 

Le CSJ se chercherait-il un fusible ? Un petit arbrisseau pour cacher sa forêt ? 

Ou va-t-il servir de bras armé à la gent politique – qui apprécierait grandement un coup de main « de l’appareil judiciaire lui-même », pour appuyer la thèse invraisemblable selon laquelle le mauvais travail – toujours supposé, à ce stade – d’UN substitut aurait seul conduit à l’assassinat délirant de deux Suédois ?

Le fou furieux qui a perpétré cet acte était « sous le coup » (le mot est fort exagéré) d’un ordre de quitter le territoire.

Un tel ordre « doit devenir plus contraignant », a déclaré le Premier ministre Alexander De Croo, lors de la conférence de presse du Conseil national de sécurité, au lendemain de l’attentat terroriste du 16 octobre 2023.

La secrétaire d'État à l'Asile et à la Migration Nicole de Moor a ajouté, le même jour, vouloir « réagir plus fermement si les pays ne coopèrent pas avec la Belgique », en d’autres termes, s’ils n’acceptent pas « de reprendre leurs ressortissants faisant l'objet d'une obligation de quitter le territoire ».

Oups ! La Tunisie les a tous mouchés ; elle avait – ‘justement’ – demandé l’extradition du cinglé meurtrier, plus d’un an auparavant ! 

Caramba : flagrant délit d'accusation bidon, teintée de condescendance (sur l’air de « Vous savez, ces pays-là... »). 

Ainsi, le ministre de la Justice – récent auteur d’un projet de loi sur l’interdiction de manifester (!) et déjà encombré d’un pipigate qui a fait rire au-delà de nos frontières – n’a-t-il pas dû démissionner surtout parce que tout ce beau monde s’était pris les pieds dans le tapis en brayant que « les pays d’origine refusaient trop souvent qu’on leur renvoie leurs ressortissants » ? 

Inventif, ce grand serviteur de l’État trouvera plus noble de justifier sa démission par « une erreur individuelle, monumentale, inacceptable, aux conséquences dramatiques ».

En droit, déjà, la gravité d’une faute ne se mesure pas à l’aune de l’ampleur du dommage.

Peu importe : vite fait bien fait, en détournant les projecteurs vers un fonctionnaire dépendant de son administration, le justicier national a ainsi pu enfiler la parure chevaleresque du « ministre responsable qui assume » la faute « inexcusable » (d’un autre, comme de juste) : démission vertueuse/virginité retrouvée. 

Les journaux français qui s’étaient gaussés des bêtises commises lors de son anniversaire ont cette fois pu titrer : « Un ministre qui prend ses responsabilités ! Ce n’est pas chez nous que ça arriverait… ».

Nouvelle crédibilité en main, le vertueux démissionnaire désigne catégoriquement LE responsable de cette lamentable affaire.

Certes, dans un moment pareil, il sied d’oublier immédiatement – « on » n’en a pas fait écho plus que nécessaire – que le substitut (le lampiste ?) n’aurait selon toute vraisemblance PAS ordonné l’extradition de quiconque, in casu

Rien ne s’y opposait sur un plan juridique, vraiment ? 

Ce n’est pas l’avis de tout le monde.

Le procureur fédéral Frédéric Van Leeuw déclarait à Bel RTL, le 23 octobre : « Même avec la procédure d’extradition, il n’est pas sûr qu’il aurait été extradé, parce que la Tunisie a encore la peine de mort, la Tunisie a encore beaucoup de problèmes. Et l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’Homme aurait joué. Il n’aurait pas été automatiquement extradé. Il y aurait eu tout un débat et il n’est pas sûr qu’il aurait été privé de sa liberté ». 

Et même ! 

« Admettons » – comme dans le vieux sketch de Jean-Marie Bigard, quand, malgré tous les obstacles, la chauve-souris enragée arrive au 3e étage de son immeuble – que le dossier ne se soit pas perdu en chemin, qu’il ait été traité et qu’après tout un débat (et en contradiction avec l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme), l’extradition ait été décidée : le sinistre individu aurait-il été expulsé pour autant ?

Il était « passé sous les radars » – ce fut l’argument invoqué pour disculper la susdite ministre et tous les services administratifs et policiers –, il devait déjà quitter le territoire et personne n’avait mis la main dessus : un papier supplémentaire aurait miraculeusement mis bon ordre à la chose ?! Si on ne croit pas celle-là, qui nous en racontera une autre ?

Et maintenant ?

Bon, pour notre désormais ex-ministre de la Justice, après son geste héroïque, on constate qu’il ne se retrouve tout de même pas à la rue : il revient en tant que numéro 1 à Courtrai ; il écarte, ce faisant, la bourgmestre qui y faisait fonction depuis 3 ans (et qui, du coup, devient première échevine et éjecte donc à son tour, sans doute, la personne qui occupait le poste), et il revient aussi à sa place dans les travées du Parlement (où recase-t-on son suppléant ?). 

Ainsi, en tant que membre du pouvoir législatif, il pourra surveiller l’exécutif en place (c’est bien son rôle, non ?).

Ce sera d’autant plus aisé pour lui qu’il a apparemment pris soin de faire désigner (choisir ?) son remplaçant.

Selon le site Internet de la VRT (23 octobre) : « Paul Van Tigchelt était depuis 2020 [son] chef de cabinet adjoint, chargé de la justice et de la sécurité. (…) Le nouveau ministre de la Justice souhaite se mettre immédiatement au travail pour poursuivre « le mieux possible » le travail de son prédécesseur Vincent Van Quickenborne ».

Donc, spécialement chargé de la sécurité au cabinet de la Justice et “ancien patron de l'OCAM” (qui ‘coordonne l’analyse de la menace’…), l’intéressé n’a rien pu faire (non plus) pour éviter le drame des Suédois.

Et voilà qu’il va poursuivre le travail de son prédécesseur !? On n’est pas rendus …

Ce n’est pas tout : C’est en janvier 2016 que Paul Van Tigchelt avait succédé à André Vandoren en tant que directeur de l'OCAM

Pourtant, selon la plupart des médias, « En juillet 2016, des informations ont été transmises à la Belgique par un service de police étranger, selon lesquelles l’homme affichait un profil radicalisé ».

Qu’en a-t-on fait ?

« Ce type de notification était légion : des dizaines de rapports de cette nature en cette période de crise de terreur », a souligné M. Van Quickenborne. « Cela a été vérifié, rien d’autre n’a pu être fait avec cette information. En outre, pour autant que connu de nos services, il n’y avait aucune indication concrète de radicalisation. C’est pourquoi cette personne ne figurait pas sur la liste de l’OCAM ».

S’il le dit… On note tout de même qu’ainsi, il dédouanait immédiatement l’OCAM – et, implicitement, son ex-chef de cabinet, fût-il adjoint, frais émoulu ministre de la Justice, à présent – de toute faute généralement quelconque, dès 2016

Je note pourtant qu’encore en 2023, le radicalisé a fait parler de lui et aurait même attiré l’attention de la police ! Une personne qu’il avait menacée a affirmé que l’intéressé avait été condamné pour des faits de terrorisme en Tunisie. La police judiciaire d’Anvers a voulu l’interroger et a programmé une réunion qui devait avoir lieu … le mardi 17 octobre. C’est ballot ! 

Bon, heureusement, « Il n’était pas question d’une menace terroriste concrète et imminente », a souligné le ministre avant de passer le témoin de vice-premier à son ex-bras droit.

Le premier acte de bravoure de ce dernier a alors été, au Parlement, de renforcer les accusations du Chef contre le susdit lampiste : 

  1. Il n’y a PAS de sous-effectif au parquet de Bruxelles (ndr : il fallait l’oser, celle-là !). 
  2. « Cela n'a RIEN à voir avec un sous-effectif, c'est une faute », a-t-il ajouté.

Retour d’ascenseur ? Corporatisme ? 

En tout cas, on a un « bon coupable ». Sur de telles bases, on peut affirmer (sans rire ?) que celui qui a quasiment causé l’attentat (« il a du sang sur les mains »), c’est assurément un magistrat du parquet :

  • Qui n’avait peut-être pas même connaissance d’une demande d’extradition (contrairement au ministère des Affaires Étrangères et à celui de la Justice qui, sans rappel de l’État tunisien, ne se sont aucunement inquiétés de ce sous-dossier dont personne n’avait cure) ;
  • Qui n’aurait quand même eu à gérer qu’un dossier d’évasion – il n’était aucunement question de terrorisme à ce moment, tout le monde l’a affirmé ;
  • Qui n’aurait, selon toute vraisemblance, jamais décidé d’une extradition dans ces circonstances ;
  • Qui, s’il avait malgré tout fait en sorte qu’on puisse extrader le sinistre individu, aurait pu s’attendre (à 99 % ?) à ce que ce papier supplémentaire n’ait pas plus de suites que les précédents ;
  • Et qui pourrait – devrait, selon certains politiques – être révoqué et perdre ainsi tout droit à la pension dont il est assez proche ?! 

Tremblez, magistrats ! Le gouvernement vous a à l’œil.

Et tenez donc vos doigts sur la couture de votre pantalon si vous ne voulez pas, vous aussi, …

Que disait encore Jean de Codt ?

Et La Fontaine ?

A ces mots on cria haro sur le baudet. 
Un Loup quelque peu clerc prouva par sa harangue
Qu'il fallait dévouer ce maudit animal,
Ce pelé, ce galeux, d'où venait tout leur mal.

Bien cordialement,

Jari Lambert,
Avocat au barreau de Liège


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Jari
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