« Si la civilisation est un vernis, le Conseil d’État est donc le vernis de ce vernis. Les meilleurs de ses membres connaissent sa fragilité. Ils tiennent à distance le sexe et les drames, la gaité aussi. Ils y parviennent alors même que leur palais est tout hanté d’ombres maléfiques… On croit au Conseil d’État que les opinions, du moins celles qui ne sont pas des ornements de la conversation mais peuvent disposer à l’action, sont dangereuses[1]. Un État qui, à l’instar de ses serviteurs les mieux nés, n’en aurait pas, serait le plus sûr instrument du bonheur des peuples. C’est pourquoi la jurisprudence administrative lime les dents de toute politique, par peur des catastrophes. »
François Sureau est donc devenu immortel la semaine dernière. Il a rejoint sous la coupole de l’Académie française son (et notre) confrère Jean-Denis Bredin.
L’or du temps est-il, en quelque sorte, sa postulation ?
En parcourant ce livre, je n’ai pu m’empêcher de penser à mon père. Ce livre, il l’aurait adoré et dévoré, tout en le savourant patiemment. Il faut, pour le goûter pleinement, avoir une connaissance encyclopédique de la littérature française. Je ne l’ai pas. Je n’ai donc pu goûter que partiellement à la magie qui s’en dégage.
Mettant ses pas dans ceux d’un peintre surréaliste d’origine est-européenne, Agram Bagramko, François Sureau parcourt la Seine, de ses sources à Paris, à la recherche des écrivains (et, plus généralement, des artistes) qui ont vécu près de ses berges.
Agram Bagramko est-il un personnage réel ? De même que ce Grigoriev, avec lequel il dialogue souvent ? L’ouvrage semble le suggérer, puisqu’il reproduit une série d’aquarelles qui seraient extraites de son œuvre. Mais nous n’avons guère de trace de ce personnage mystérieux, qui serait mort en 1972 et enterré au Mountain View Cemetery, quelque part en Colombie britannique, sous une pierre sur laquelle serait gravée une épitaphe due à la plume d’André Breton : « Je cherche l’or du temps ». Double imaginaire plutôt que mentor ?
Peu importe après tout. C’est un formidable voyage dans la culture française, de Richelieu à Simenon, de Chrétien de Troyes à Jean de Brunhoff (oui, vous vous souvenez bien, c’est le père de Babar), en passant par des centaines d’autres (la table des noms cités en comporte plus de 150 !).
Le tout est rédigé dans un langage ciselé, d’une précision diabolique (quoique : angélique serait sans doute plus approprié…). Et il ne s’agit pas seulement de littérature. François Sureau n’est pas qu’un homme de lettres. C’est aussi un avocat engagé pour la défense des libertés qui met l’alacrité de sa plume au service de la défense de nos valeurs les plus essentielles. Ce n’est pas pour rien qu’il est aussi l’auteur de ce petit bijou qu’est Le chemin des morts[2].
Trois extraits pour vous en convaincre définitivement :
- « L’affaire Dreyfus en revanche les trouve du même côté. Si l’on écrit que ce côté, celui des dreyfusards, était le bon, on s’attirera évidemment des sourires, tant le propos paraît frappé au coin du conformisme le plus pur. Pourtant, aujourd’hui, ceux-là même qui n’imaginent pas qu’une autre position que la dreyfusarde ait pu être défendue, ne voient aucun inconvénient à trancher les problèmes de l’heure en usant des mêmes arguments que ceux employés à l’époque par les adversaires du capitaine. »
- « La guerre est d’abord une hallucination. Genevoix parle admirablement des hommes qui partagent avec lui ce cauchemar. Comte, Pamechon, Vauthier, auxquels la discipline militaire fait, comme à lui, une seconde nature, la même pour tous, jusqu’à l’instant où le destin frappera. « Vous qui l’avez fait, vous savez si c’est un dur voyage. La nuit vient. Au-dessus de soi, contre soi, on devine d’autres brancards où s’allongent des formes humaines. À chaque cahot, elles crient. On s’énerve de les entendre ; on se dit : ʺPourquoi ces hommes crient-ils si fort ?ʺ. Un autre cahot, plus violent, fait monter des cris plus farouches ; l’un de ces cris a retenti tout près. Qui est là ? Qui a crié ? Et l’on songe, tout à coup : ʺC’est moiʺ ».
- « Dans le monde des adultes, le mal est partout. Il n’est pas sans raison. Personne ne peut supporter que le mal soit sans raison, alors que c’est peut-être là, comme le disait Ignace d’Antioche, que réside son essence. Simenon ne le supporte qu’à moitié. Le mal, pour lui, est aussi, sinon surtout, un produit de cet ordre social insupportable, une échappée, une tentative, en même temps que cet ordre est le seul moyen de se défendre du mal. Nature corrompue de l’homme, nature corruptrice de la société : le débat, pour lui, reste ouvert. »
Je vous abandonne à François Sureau et je vais regarder Joaquin Phoenix dans Joker…
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[1] Quelle résonnance prend cette phrase, quelques jours après l’immonde mise à mort d’un enseignant par un jeune réfugié endoctriné. Nietzsche avait raison de dire que « les convictions sont des ennemis de la vérité, plus dangereux que les mensonges ».
[2] Si, de tous les ouvrages que j’ai recensés, vous ne devez en retenir qu’un seul, prenez celui-là : https://patrick-henry.avocats.be/?q=node/201
Patrick Henry,
Ancien Président