38, rue de Londres (De l'impunité) par Philippe Sands

38, rue de Londres (De l’impunité), par Philippe Sands, Paris, Albin Michel, 2025, 558 pages, 24 euros.

La certitude qu’il n’existe nul endroit sur terre où les crimes demeureront impunis peut constituer un moyen efficace de les prévenir (Cesare Beccaria, 1764).

C’est un vieux rêve. La fin de l’impunité.

Et cela reste un rêve. Même si, parfois, on peut (a pu ?) saluer quelques frémissements…

Comme à Londres, en 1998, lorsqu’Augusto Pinochet qui, sûr de l’immunité que lui conférait sa qualité d’ancien chef d’État, s’y était rendu pour y recevoir des soins, fut arrêté à la requête des juges d’instruction espagnols Juan Garcés et Baltasar Garzón.

La nouvelle fit l’effet d’un séisme. Elle sonna le début d’un procès historique puisqu’elle amena finalement la Chambre des Lords à valider le mandat d’arrêt international délivré par Garzón.

Pinochet ne fut finalement jamais remis à la justice espagnole. Malgré cette courageuse décision, à l’issue de très longues tractations politiques (dans lesquelles la Belgique joua un beau rôle, sous la conduite de Louis Michel), Pinochet fut finalement autorisé, pour des raisons de santé simulées (et qui ne trompaient pas grand monde – disons clairement qu’il arrangea tant les Anglais que les Chiliens que Pinochet ne soit pas jugé en Espagne), à retourner au Chili où il finit par mourir dans son lit, huit ans plus tard.

Il y avait donc du changement dans l’air. Au moment où Jean Pateras, l’interprète, annonçait à un Pinocher en pyjama qu’il était en état d’arrestation, il était déjà largement admis qu’un ancien chef d’État accusé d’un crime international ne pouvait pas faire valoir son immunité devant une Cour internationale … Toutefois, cette conclusion ne concernait pas la question de l’immunité devant les tribunaux nationaux. Quand Pinochet fut arrêté, ce problème se posait encore ouvertement. C’est pourquoi les procédures engagées à Londres étaient si nouvelles et remarquables.

Philippe Sands est avocat à Londres, où il enseigne aussi le droit international. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages remarqués, dont le fameux Retour à Lemberg, qu’Éric Balate a commenté dans cette rubrique. En 1998, il est intervenu dans le procès Pinochet en qualité de conseil d’Human Rights Watch qui s’était portée partie intervenante dans la procédure.

Ce procès, au contraire de celui de Nuremberg, relaté dans son ouvrage précédent, il l’a donc vécu de l’intérieur. Il en a connu tous les protagonistes. Il est donc parfaitement placé pour nous conter tous les détails de cette procédure extraordinaire.

Mais il ne s’est pas contenté de cela. Ce livre est le récit d’une double enquête. En fouillant dans la vie de Pinochet, Philippe Sands a découvert la trace d’un grand criminel nazi, qui, après la guerre, avait trouvé refuge d’abord en Équateur, où sa route croisa pour la première fois celle de Pinochet, puis au Chili.

Walther Rauff était l’inventeur et le promoteur des camions à gaz qui, avant les sinistres chambres du même nom, servirent à occire des milliers de juifs au début de la guerre 40-45. Reconverti dans les conserves de fruits de mer au fin fond de la Terre de feu, il se rangea aux côtés de Pinochet dès son arrivée au pouvoir. Il paraît certain que sa flotte de camions frigorifiques permit l’évacuation de Santiago et l’élimination de centaines, voire de milliers, d’opposants qui avaient été torturés au 38, rue de Londres, ancien siège du Parti socialiste, reconverti par la junte en centre de détention et de torture.

A l’heure où, malheureusement, l’impunité progresse à nouveau, l’enquête de Philippe Sands, minutieuse et contée comme un thriller, met en parallèle ces deux parcours de tortionnaires retraités, sûrs de leur impunité et finalement rattrapés par la Justice même s’ils échappèrent tous deux à la condamnation. De nombreux témoins, en ce compris d’anciens tortionnaires, des magistrats ou des avocats des deux camps, ont été interrogés. Des photos, que Philippe Sands a, pour la plupart, pris lui-même au cours de son enquête, illustrent l’ouvrage, comme autant de pièces à conviction. Ce n’est donc pas un livre unilatéral mais, au contraire, un travail effectué dans le respect du contradictoire et, plus encore, des contradictions de chacun des protagonistes.

Car, ils sont, avant tout, tous des hommes.

Et justement, cette histoire vous intéresse parce que… ?

« Pinochet et Rauff ? Ils étaient semblables. Chacun avait deux visages. L’un aimable, l’autre détestable, mais indissociables ».

Et Philippe Sands en est un aussi. Il nous rapporte ainsi une conversation qu’il a eue avec sa femme, quelques mois avant d’être contacté par Human Rights Watch.

« Je viens de recevoir une demande des avocats d’Augusto Pinochet, lui dis-je. Ils voudraient que je plaide son immunité devant les tribunaux anglais, en foi de quoi il ne saurait être extradé vers l’Espagne pour y répondre de l’accusation de génocide ou de tout autre crime.

 – Est-ce que tu vas accepter ? » me demande-t-elle immédiatement d’une voix assurée. Je lui rappelle alors la règle de la « station de taxis », qui exige des avocats qu’ils agissent comme des chauffeurs de taxis, obligés d’accepter n’importe quelle course et de ne refuser personne pour des raisons politiques ou liées à la personnalité du demandeur.

« Est-ce que tu vas accepter ? répète-t-elle.

– Tu connais la règle, alors oui, c’est mon intention.

– Très bien », dit-elle sur un ton irrité et doux en même temps, « mais, si tu le fais, je divorcerai ».

Patrick Henry

A propos de l'auteur

Henry
Patrick
Ancien Président d'AVOCATS.BE

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