« Sans honte et sans vergogne » , de quelques mots…

Bon la « honte » on croit connaître…mais la vergogne…késéksa ?

Le Littré dit : » Terme autrefois très noble et qui aujourd'hui est devenu familier. Honte. ». L’Académie française l’assimile également à la honte.

Ce n’est pas totalement exact. Pour faire simple, la honte c’est un sentiment d’avoir accompli, omis ou pensée dont on se tient reproche après, c’est le contraire de la fierté ; la vergogne c’est s’empêcher de quelque chose pour préserver son honorabilité et éviter la honte…par pudeur, retenue, respect. La vergogne est le choix personnel de ne pas faire, ne pas montrer, ne pas dire, ne pas voir[1] pour garantir sa dignité. La première est sanction, la seconde est choix ; les deux relèvent de la morale individuelle. La vergogne ne peut se confondre avec la macération[2], ou mortification, qui est une punition physique et préventive pour s’empêcher de succomber à ses péchés potentiels futurs et élever son âme alors que la pénitence ne peut se concevoir, comme la honte, qu’après l’acte ou la pensée. La pénitence physique ou morale, doit s’assumer dans la componction soit la tristesse sincère d’avoir offensé Dieu. Ces quatre relèvent du religieux et du rapport au divin. La vergogne est liberté séculière.

Ces notions ne se confondent pas avec le remords, plus fort et plus permanent que le reproche personnel. Le remords est souvent confondu à tort avec le regret qui lui est un chagrin. Le premier s’inscrit dans la culpabilité d’une faute, le second dans la perte ou l’absence de quelqu’un ou quelque chose. Autrement dit je puis regretter la mort de mon charmant voisin, mais si j’en éprouve des remords, c’est-à-dire le sentiment d’avoir mal ou pas agi …la Juge d’Instruction n’est pas loin de même que je puis regretter la météo, mais si j’en ressens des remords, l’institut psychiatrique m’attend, car c’est sans vergogne que je me prends alors pour Éole, le dieu du temps. Ainsi peut-il se comprendre que le remords[3] est l’état d’une conscience rongée de regrets… Ces concepts relèvent de l’intime, de la personne face à elle-même.

Ces notions se distinguent de l’opprobre dont la source est extérieure à la personne en ce qu’il est l’«accablant témoignage de l'exécration publique ». Voilà pourquoi on dit « Jeter l’opprobre sur… »[4]. Sa généalogie se trouve dans la pensée commune d’un groupe, une famille, un clan…l’opprobre est extrinsèque à la personne, comme l’infamie dont le prononcé émane aussi d’un groupe, mais s’en distingue par le fait qu’elle peut être morale et/ou judiciaire et qu’elle s’adresse à l’acte. L’opprobre est le fruit social d’une réprobation collective du comportement d’un individu, qu’il ait honte ou pas, qu’il ait ou pas des regrets ou des remords : l’opprobre est une sanction morale dont le fondement est le commun dénominateur moral. Un peu comme le scandale, plus émotif et éphémère, mais plus souvent public[5], le scandale est surprise, état de choc, sidération d’un groupe ou d’un individu ; l’opprobre est condamnation publique. Les trois touchent à la réputation c’est-à-dire à la relation individu-groupe. La réprobation de l’opinion publique est moins violente et relève de l’embarras, du malaise, du refus plus que de la lourde condamnation. Elle se matérialise par le vote (dit « sanction »), la pétition et la manifestation qui participent au dialogue social et politique, contrairement à l’émeute, la révolte, les jacqueries, la sédition ou la révolution qui peuvent se déclencher par un scandale sur un terreau d’opprobre opposé à un pouvoir. Le caractère contagieux de ces phénomènes sociaux est évident.

L’opprobre ne peut s’assimiler à l’avanie[6] qui est : » Un affront fait de gaieté de cœur, un traitement humiliant qu'une personne reçoit en présence de plusieurs autres ». L’avanie s’en distingue par trois éléments essentiels. Alors que l’opprobre est une relation duelle entre l’individu et le groupe, l’avanie nécessite trois parties : une victime, un ou plusieurs bourreaux et un public. Ce public est recherché par l’auteur comme spectateur et c’est dans le partage que l’avanie trouve sa force ; pas de spectateurs, pas de spectacle. Le spectateur est spectacle-acteur ![7] L’avanie a certes un public moins large et plus éphémère que l’opprobre, mais ce public est complice par participation passive contrairement à l’opprobre où c’est la réprobation commune qui s’exprime. La deuxième différence est qu’elle est « joyeuse » contrairement l’opprobre qui est grave, voire silencieux. L’avanie ajoute le rire à l’outrage ce qui est d’autant plus blessant, cruel. Enfin l’avanie cherche sa victime dans l’altérité (race, religion, nationalité, sexualité …) , la différence objective (ce qu’il est) fonde la cause de l’acte et le choix de la victime tandis que l’opprobre s’adresse au comportement subjectif (ce qu’il a fait) de celui qui n’a pas respecté les valeurs de la communauté. L’avanie est une agression, l’opprobre est une indignité. L’une et l’autre sont volontaires, au sens du dol. Dans les deux cas, il est indifférent que la victime soit vraiment coupable ou pas d’une faute, d’un manquement, d’une attitude, ainsi l’opprobre peut se fonder sur la rumeur[8]. L’avanie se distingue encore de la vexation qui ne nécessite pas nécessairement un public tandis que l’affront et l’offense, plus lourds, n’ont pas le côté sadique de l’avanie, mais sont aussi aggravés par la présence d’un public qui, cette fois, est instrumentalisé comme témoin et non pas spectateur, c’est pour cela que le duel lave l’affront en public, « devant témoins » . En cela l’affront rejoint l’offense et la vexation qui accroissent leur gravité par la présence ou la connaissance de tiers, mais tous trois n’en ont pas besoin pour exister et tous trois peuvent être volontaires ou fautifs.

On ne confondra pas non plus le soufflet[9] , avec ou sans gant, avec la gifle[10] ou encore la claque. Ce sont des coups du plat de la main qui ne relèvent pas du combat : les deux premiers au visage, la troisième est plutôt réservée à une partie plus charnue de l’anatomie. Le soufflet répond à l’offense et se veut provocation à duel, la gifle est réponse à une atteinte, physique ou morale ; elle n’appelle pas le duel. Les deux touchent à l’honneur tandis que la moquerie relève de l’humour. Le premier est nécessairement public, la deuxième pas. Le premier est réservé aux hommes, la seconde est plutôt une réponse féminine à un homme ou une femme. Le premier peut être préparé, la deuxième est réponse immédiate à une situation, un mot, un geste intolérable. La claque appartient plutôt à la sphère familiale. Elle se veut correctrice, éducative comme l’antique fessée, elle relève d’une inégalité machiste[11] ou/et d’un concept d’éducation[12]. La claque appartient prioritairement au chef de famille, au maître[13]. Elle est l’expression de l’autorité sur une personne qui peut être réponse à un comportement (désobéissance, tenue , rentrée tardive, mauvais bulletin …), l’honneur n’est pas prioritairement en cause.

Enfin, deux avertissements. Parfois l’honneur ou la honte sont bien mal placés ; sous-jacente à ces termes il y a toute la question des valeurs qui les fondent[14]. Le déshonneur éclabousse souvent d’innocentes victimes. Difficile de s’appeler Dutroux après 1996 et que dire du sort civil réservé à l’enfant adultère jusqu’il y a peu dans notre droit…y compris royal.

Que faire de l’outrage, l’injure, de l’insulte, l’indignité nationale et autres …rien ! Ce sont des concepts de droit pénal et non de moral ou d’éthique. À ce propos, il serait intéressant de relever les peines infamantes d’hier et aujourd’hui… Je m’y attelle sans vergogne .

Août 2024.

Yves Demanet, 
Avocat au barreau de Charleroi

[1] "Couvrez ce sein, que je ne saurais voir.

Par de pareils objets, les âmes sont blessées,

Et cela fait venir de coupables pensées."

Molière. Le Tartuffe, III, 2 (v. 860-862)

[2] « Terme de Dévotion. Mortification. La macération de la chair se fait par les jeûnes, les cilices, les haires et les disciplines ». Le Robert. Voir également J. Racine in Véronique Bouillier et Gilles Tarabout, Images du corps dans le monde hindou. Paris, CNRS Éditions, 2003, https://doi.org/10.4000/books.editionscnrs.9299.

[3] « Le remords : c'est une vengeance contre soi-même » F.NIETZSCHE, Fragments posthumes .

[4] Je ne résiste pas à l’anecdote : difficile de se tenir quand on entend : »Jeter l’eau propre sur lui »….

[5] De là les quotidiens à scandales, car le scandale nécessite un public quotidien !

[6] À l’origine : « Vexations que les Turcs du Levant faisaient subir notamment aux chrétiens pour leur confisquer de l'argent » https://www.cnrtl.fr/definition/avanie

[7] Tel est bien la raison de filmer et diffuser les avanies sur les réseaux sociaux , la « publicité » est un des éléments constitutifs.

[8] Et vive les réseaux sociaux plus assassins que les foules de l’épuration.

[9] L’exemple récent est le soufflet porté par Will Smith à Chris Rock lors de la 94e cérémonie des Oscars, le 27 mars 2022, ce dernier s’étant moqué publiquement de l’alopécie de l’épouse du premier.

[10] On se souviendra de la gifle portée par D. TAREL à E. MACRON le 8 juin 2021 alors que le Président prenait un bain de foule dans la Drôme. Cette gifle dit beaucoup.

[11] Art. 213 Code Napoléon : « Le mari doit protection à sa femme, la femme obéissance à son mari. »

[12] Art. 231 Code Napoléon : « L'enfant, à tout âge, doit honneur et respect à ses père et mère. »

[13] Lire « Les cinq punitions qui n’existent (heureusement) plus à l’école » , Le Figaro , 11 janvier 2024.https://etudiant.lefigaro.fr/article/college/ces-5-punitions-qui-n-existent-heureusement-plus-a-l-ecole-20240111/ et « Les punitions à l’école » , UFAPEC, Ottignies, 2011 https://www.ufapec.be/files/files/analyses/2011/0311punition.pdf

[14] Voir Amnesty International « Les crimes d’honneur » https://www.amnesty.be/veux-agir/agir-localement/agir-ecole/espace-enseignants/enseignement-secondaire/dossier-papiers-libres-2004-violences-femmes/article/crimes-honneur


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