Pour rappel, notre rubrique est consacrée à la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme. Chaque édition aborde un autre thème pour vous informer et vous rappeler que l’assujettissement est plus rapide que beaucoup ne l’imaginent.
Appliquer la loi anti-blanchiment relève parfois de l’exercice du funambule. D’où le titre de notre rubrique…
Celle-ci se veut courte et lisible. Elle se veut également interactive, donc n’hésitez pas à nous soumettre vos questions à l’adresse blanchiment@avocats.be. Nous ferons le maximum pour y apporter une réponse claire.
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Dans une précédente rubrique, nous avons passé en revue les sanctions de nature administrative auxquelles un avocat s'expose en cas de non-respect de ses obligations issues de la loi du 18 septembre 2017 relative à la prévention du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme et à la limitation de l'utilisation des espèces (la "Loi").
Outre ces sanctions administratives et leurs éventuelles suites disciplinaires, la question abordée dans la présente rubrique porte sur le risque que court, à l'égard des tiers, un avocat qui n'aurait pas respecté ses obligations découlant de la Loi. Autrement dit, la violation de la Loi par un avocat est-elle de nature à engager sa responsabilité aquilienne1 ?
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Me X est un avocat spécialisé en droit des sociétés et notamment sur les aspects juridiques de leur financement (augmentation de capital, émission d'emprunts obligataires, etc.).
En 2018, il reçoit à son cabinet Madame A et Monsieur B qui souhaitent faire appel à ses services afin de les assister dans la rédaction des documents nécessaires pour collecter des fonds destinés à financer leur société, ALPHA 666. Plus particulièrement, ils souhaitent que leur entreprise soit financée par le biais d'obligations que souscriraient des particuliers disposant d'une certaine assise financière et leur offrant un rendement supérieur à ce que propose le marché.
Me X. leur explique les contraintes inhérentes aux offres publiques et les différentes exceptions, dont celles liées au montant minimal à investir (100.000,00€) leur évitant de devoir faire approuver et publier un prospectus.
En fin de réunion, Me X se propose de leur adresser les différents documents nécessaires à la réalisation d'une émission obligataire privée et annonce un prix forfaitaire de 10.000,00€ HTVA.
Dans la mesure où Madame A et Monsieur B se sont présentés sur les recommandations d'un proche de Me X et se revendiquent d'un même cercle d'amis, Me X n'estime pas nécessaire de leur imposer "trop de formalités" et préfère travailler en confiance sans procéder à leur identification formelle et sans s'inquiéter outre mesure du bénéficiaire économique de la société ALPHA 666.
Quelques jours plus tard, Me X envoie les documents demandés et sa facture, laquelle sera payée quelques jours plus tard.
En 2022, Me X se plonge dans la lecture d'un article publié dans son quotidien économique favori et qui porte sur un nouveau scandale financier comparable, précise le journaliste, à celui orchestré par Bernard Madoff : la société ALPHA 666 et ses dirigeants auraient grugé des dizaines d'épargnants en leur faisant souscrire des emprunts obligataires soi-disant destinés à des projets immobiliers alors que l'argent était littéralement siphonné par son fondateur et actionnaire de contrôle, Monsieur C, personnage bien connu en Espagne et en France pour avoir élaboré des fraudes similaires.
Me X, blême, laisse tomber son journal et tape dans son moteur de recherche le nom de Monsieur C : différents articles, dont certains datant de 2016 et de 2017, apparaissent sur l'écran en mentionnant son implication dans plusieurs scandales financiers pour lesquels il a été condamné.
Me X pourrait-il voir sa responsabilité civile être mise en cause par les victimes de cette fraude au motif qu'il n'aurait pas respecté ses obligations d'identification telles que prévues dans la Loi et qu'il a, en définitive, établi les instruments juridiques ayant permis la fraude ?
La violation de la Loi est-elle une faute extracontractuelle ?
On le sait, la faute est, en droit civil, traditionnellement définie comme étant la violation i) d'une norme légale ou réglementaire imposant un comportement ou une abstention déterminés ou ii) d'une norme de bon comportement2.
Le débat paraît donc simple : la violation de la Loi est une faute.
Toutefois, d'aucuns ont été tentés d'émettre une opinion divergente en se fondant sur la théorie de l'illicéité relative. En substance, selon cette théorie, la violation d'une norme ne pourrait être revendiquée par une personne préjudiciée qu'à la condition d'appartenir à la catégorie de personnes que la règle entend protéger3. A suivre cette analyse, la Loi ne viserait pas à protéger des intérêts privés avec comme conséquence qu'une personne ne pourrait y puiser, à son bénéfice, la source d'une faute civile imputable à une entité assujettie qui ne l'aurait pas respectée. Pour le dire autrement, le dispositif préventif de la Loi n'aurait vocation à sortir ses effets que dans le cercle restreint des entités assujetties et des autorités de contrôle et un tiers n’appartenant pas à ce cercle ne pourrait exciper d'un manquement au dispositif normatif pour en tirer des conséquences juridiques en termes de responsabilité aquilienne.
Cette analyse a reçu un certain écho en France4, au Grand-Duché du Luxembourg5 et de manière nettement moins catégorique en Belgique6.
Elle est cependant inexacte : sur le plan des principes, la thèse de l'illicéité relative est, à raison, rejetée par la doctrine7 et la jurisprudence8 ainsi que l'a encore très récemment rappelé la Cour de cassation:
"De overtreding van een wettelijke of reglementaire bepaling is in beginsel op zichzelf een fout die leidt tot de burgerrechtelijke aansprakelijkheid van degene die de overtreding heeft begaan wanneer die fout schade veroorzaakt. Hierbij is niet vereist is dat de norm het belang beschermt van degene die de overtreding ervan inroept" (traduction libre : La violation d'une disposition législative ou réglementaire constitue en principe en soi une faute engageant la responsabilité civile de son auteur si cette faute cause un dommage. Il n'est pas nécessaire que la norme protège l'intérêt de la personne qui invoque sa violation"9).
Elle procède d’ailleurs d’une forme d’infiltration de l’idée de relativité dans les arcanes du droit objectif, un peu par analogie au principe de la relativité des contrats, dont les contours et les implications demeurent d’ailleurs un sujet de discussions.
En conclusion, et en l'état du droit positif, la violation de la Loi par une entité assujettie, tel un avocat, est de nature à constituer, à l'égard des tiers, une faute extracontractuelle dont ils pourraient se prévaloir afin de mettre en cause sa responsabilité aquilienne.
Le difficile débat de la causalité
Si la démonstration de la faute est donc possible eu égard aux nombreuses obligations mises à charge des entités assujetties par la Loi, la question nodale du procès en responsabilité résidera souvent dans la démonstration du lien de causalité entre le manquement reproché et le dommage allégué.
En règle, pareille démonstration ne sera pas chose aisée : elle implique que le demandeur, sur qui repose la charge de la preuve, prouve que sans le manquement allégué, le dommage vanté ne se serait pas produit tel qu'il s'est produit étant entendu que si une incertitude subsiste à cet égard, elle devra conduire au rejet de la demande10.
En l’espèce, la question de savoir si un tiers préjudicié pourra démontrer un lien de causalité entre la faute de Me X et son préjudice (le fait d’avoir été grugé dans le cadre d’un emprunt frauduleux) dépend essentiellement de la question de savoir si celui-ci, à défaut d'avoir procédé à la vérification de l'identité des clients et des bénéficiaires effectifs, ne pouvait intervenir11 et, par voie de conséquence, rédiger les documents ayant servi de soutènement à la fraude. Me X pourrait être tenté d'invoquer l'article 33, §2 de la Loi qui autorise l'avocat n'ayant pu satisfaire ses devoirs d'identification à poursuivre ses activités au bénéfice du client pour autant qu'elles entrent dans le périmètre de la consultation juridique ou de la défense en justice. Ceci étant, l'invocation de cette exception ne sera pas nécessairement couronnée de succès. Outre qu'elle posera un difficile débat sur le périmètre précis de la "consultation juridique"12 et de sa démarcation avec le simple appui logistique de nature intellectuelle, il est douteux que l'exception prévue à l'article 33, §2 de la Loi puisse être revendiquée par Me X qui n’a pas pris soin, alors qu’il en avait la possibilité, de procéder à ses devoirs d’identification.
En guise de conclusion : mieux vaut prévenir que réparer
Le non-respect de la Loi est non seulement de nature à entraîner des sanctions administratives et disciplinaires mais également à mettre en cause la responsabilité civile de l'avocat.
La question de la causalité sera certainement au cœur des débats. L'on n'oubliera cependant pas que, en vertu de la théorie de l'équivalence des conditions, la moindre faute ayant contribué au dommage implique que son auteur sera tenu d'en réparer l'intégralité : petit effet, grande conséquence.
Bruno Dessart,
Avocat au barreau de Bruxelles et membre de la commission anti-blanchiment d'AVOCATS.BE
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1 Nous aborderons dans de prochains "Fil blanc" les interactions entre le non-respect de la Loi et la responsabilité pénale et les conséquences, notamment sur le plan de la responsabilité civile, induites par une déclaration de soupçons.
2 P. VAN OMMESLAGHE, Les obligations, Coll. DE PAGE - Traité de droit civil belge, T. II, vol. 2, Bruxelles, Bruylant, 2013, p. 1219, n° 830. L'avant-projet de loi portant insertion des dispositions relatives à la responsabilité extracontractuelle dans le Code civil définit la faute comme étant "un manquement à une règle de conduite qui résulte de la loi ou du devoir général de prudence qu’il convient de respecter dans les rapports sociaux" (projet d'article 5.147 du Nouveau Code civil).
3 Sur cette théorie, également appelée "relativité aquilienne" : D. PHILIPPE, "La théorie de la relativité aquilienne", in Mélanges Roger O. Dalcq, Bruxelles, Larcier, 1994, p. 467 et s.
4Cass. (fr.), 28 avril 2004, Rev. banc. fin. FF, n° 4, juillet/août 2004, p. 244: "l’obligation de vigilance imposée aux organismes financiers en application de l’article L. 563-3 du Code monétaire et financier n’a pour seule finalité que la détection de transactions portant sur des sommes en provenance du trafic de stupéfiants ou d’activités criminelles organisées ; Qu’il en résulte que la victime d’agissements frauduleux ne peut se prévaloir de l’inobservation d’obligations résultant de ces textes pour réclamer des dommages et intérêts à l’établissement financier".
5 Voy. notamment Trib. arr. Lux. (2ème chambre), 482/11 du 1er avril 2011, rôle 123035 : "Tant la loi de 1993 que celle de 2004 sont des lois de police économique et administrative et ne confèrent aucun droit individuel aux particuliers. Les règles de conduite édictées par la loi du 5 avril 1993 sont conçues dans l’intérêt général, traduisant sur un plan strictement disciplinaire les normes déontologiques à observer par les professionnels du secteur financier, et ne constituent pas une base légale permettant aux particuliers d’agir directement en justice en invoquant une violation de ces dispositions (Cour d’appel du 22 avril 2009 no 32760 du rôle ; Anne Morel et Elisabeth Omes, L’obligation d’information et de conseil du banquier, Droit bancaire et financier au Luxembourg, Recueil de doctrine, vol. 2, Larcier 2004, p. 484). Le même raisonnement est à appliquer aux obligations incombant à une banque en vertu de la loi sur le blanchiment" (décision citée par Th. POULIQUEN, La lutte contre le blanchiment d'argent, 1ère éd., Windhof, Larcier, Luxembourg, 2014, p. 60, n° 223. A noter que la Cour de cassation du Luxembourg a rendu un arrêt en sens contraire : « la circonstance qu'une norme est édictée dans le but de protéger l'intérêt général n'exclut pas qu'elle puisse, au même titre, protéger les intérêts privés et qu'un particulier puisse invoquer une violation des obligations professionnelles du banquier en matière de lutte contre le blanchiment et contre le financement du terrorisme aux fins de déterminer l'existence d'une faute et d'y fonder une responsabilité délictuelle du banquier concerné » (Cass. Luxembourg, 26 mars 2015. – DA/OR, 2015/3, n° 115, p. 49-52 note O. POELMANS, pp. 52 à 55).
6 Bruxelles, 30 janvier 2003, R.D.C., 2005/2, p. 145: "La méconnaissance par l’intimée de cette disposition qui vise à combattre le blanchiment de capitaux, et qui n’a donc nullement pour objet de renforcer la protection des intérêts particuliers des titulaires de carnets de chèques, ne peut, à l’égard du titulaire d’un carnet de chèques victime d’un vol ou d’un emploi abusif de ses formules de chèques, être qualifiée de faute lourde au sens de l’article 35 bis de la loi uniforme". Il est cependant, eu égard à la particularité du différend et à son contexte normatif, difficile de considérer que la Cour d'appel de Bruxelles a entendu donner effet à la thèse de l'illicéité relative.
7 P. VAN OMMESLAGHE, Les obligations, Coll. De Page, t. II, vol. 2, Bruxelles, Bruylant, p. 1221, n° 831.
8 Cass., 28 avril 1972, Pas., 1972, I, p. 797; Cass., 4 novembre 2010, C.09.0214.F/S, www.juportal.be.
9 Cass., 13 janvier 2022, C.21.0345.N.; www.juportal.be
10Art. 8.4. du (nouveau) Code civil.
11 L'article 30, alinéa 1er de la Loi dispose ainsi que "les entités assujetties satisfont à leurs obligations d'identification et de vérification de l'identité des clients visés à l'article 21, § 1er, et des bénéficiaires effectifs visés à l'article 23, § 1er, avant d'entrer en relation d'affaires avec leurs clients ou d'exécuter les opérations occasionnelles pour lesquelles elles sont sollicitées".
12 Peut-on considérer qu'un avocat qui, de manière quasi-servile, rédige des documents juridiques destinés à structurer une opération souhaitée par le client mais sans s'intéresser concrètement à ses tenants et aboutissants est bel et bien dans son activité de "conseil juridique", laquelle implique de s’intéresser et de confronter une opération déterminée au droit positif afin d'en sonder la légalité ?