Déclaration de soupçons et immunité : condition et effets

Le Fil blanc : le Classique

Pour rappel, la version classique du Fil blanc aborde chaque mois (en principe une Tribune sur deux), par le biais d’un article qui se veut court et lisible, un thème spécifique relatif à la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme, pour vous informer et vous rappeler que l’assujettissement est plus rapide que beaucoup ne l’imaginent. 

Sa Spin-off examine chaque mois (l’autre Tribune sur deux) une branche spécifique du droit à la loupe, afin de déterminer où sa pratique pourrait donner lieu à un assujettissement et quels y seraient les indices d’un éventuel blanchiment. 

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Déclaration de soupçons et immunité : condition et effets

L'article 57 de la loi du 18 septembre 2017 relative à la prévention du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme et à la limitation de l'utilisation des espèces (la "Loi") dispose que : 

"La communication d'informations effectuée de bonne foi à la CTIF par une entité assujettie, par l'un de ses dirigeants, membres du personnel, agents ou distributeurs, ou par le Bâtonnier visé à l'article 52, ne constitue pas une violation d'une quelconque restriction à la divulgation d'informations imposée par un contrat ou par une disposition législative, réglementaire ou administrative et n'entraîne, pour l'entité assujettie concernée, ou pour ses dirigeants, membres du personnel, agents ou distributeurs, aucune responsabilité d'aucune sorte, civile, pénale ou disciplinaire, ni de mesure préjudiciable ou discriminatoire en matière d'emploi, même dans une situation où ils n'avaient pas une connaissance précise de l'activité criminelle sous-jacente et ce, indépendamment du fait qu'une activité illicite s'est effectivement produite". 

Ce mécanisme de protection - figurant dès l'origine dans les réflexions et recommandations du GAFI1 - constitue, en quelque sorte, le corollaire nécessaire à l'obligation qui est faite à une entité assujettie de déclarer un soupçon (art. 47 de la Loi)2 : le système serait en effet bien peu effectif si l'entité assujettie, alors-même qu'elle répond à une obligation légale, venait s'exposer au risque de voir sa responsabilité mise en cause ou devait se trouver en porte-à-faux par rapport à une obligation - telle le secret professionnel- auquel elle est astreinte.  

Pour bénéficier de cette protection - laquelle ne joue, comme telle, pas dans les hypothèses autres que celles visées par l'article 57 de la Loi et ne sort, dès lors, ses effets que dans le cadre limité de la communication d'informations à la CTIF et de ses éventuelles conséquences - la communication du déclarant doit avoir été effectuée de "bonne foi". 

Concept évanescent par nature, la "bonne foi" a fait l'objet de différents débats doctrinaux rappelant ceux qui ont alimenté la littérature civiliste avant que le Législateur, dans les travaux préparatoires de la Loi, ne vienne donner quelques précisions qui permettent, si besoin en était, d'appréhender la signification spécifique qu’il convient de retenir ici de la notion, au regard de la raison d'être de l’immunité mise place par l’article 57 de la Loi. 

Ainsi y est-il précisé que :

"la déclaration doit être considérée de bonne foi dès lors qu’elle n’est pas effectuée dans le but de nuire au client et ne se base pas sur des informations que l’entité savait erronées. La bonne foi implique en outre que l’entité assujettie n’ait pas commis de manquement manifeste à l’obligation d’examen attentif prévue à l’article 35, § 1er, 1°, en projet, ou à son obligation d’analyser les opérations atypiques, conformément à l’article 45, § 1er, en projet, et qu’il ne puisse pas être considéré qu’elle devait savoir ou, en tout cas, qu’elle ne pouvait ignorer que les opérations ayant fait l’objet de la déclaration de soupçons n’étaient pas liées au blanchiment de capitaux ou au financement du terrorisme. Ceci suppose notamment que, dans son examen de l’opération considérée, l’entité assujettie tienne compte de manière appropriée de l’ensemble des informations pertinentes relatives au client, à la relation d’affaires et à l’opération qui sont en sa possession"3

Il se déduit donc que la déclaration ne sera a priori pas considérée comme effectuée de bonne foi lorsque :

  • elle est effectuée dans le but de nuire au client, étant bien entendu que les conséquences d'une éventuelle déclaration (blocage, dénonciation au parquet, etc.) impliquent, par définition, la possibilité d’un préjudice au client, en telle sorte que la réalisation de celui-ci ne suffit pas à démontrer que la communication a eu pour but de nuire à son client ; autrement dit, il faut démontrer que le déclarant a été animé par la volonté de porter préjudice à son client;
  • elle est effectuée sur la base d'informations que le déclarant savait erronées ou que celui-ci savait ou ne pouvait ignorer que les opérations ayant fait l’objet de la déclaration de soupçons n’étaient pas liées au blanchiment de capitaux ou au financement du terrorisme.

Les travaux préparatoires comportent d’autres précisions et autres hypothèses qui paraissent en revanche plus contestables et s’éloignent à notre avis de la notion de « bonne foi » telle qu’elle doit se comprendre au regard de l’objectif poursuivi par la protection énoncée par l’article 57 de la Loi. Ainsi, lorsque la déclaration est opérée sur fond d'un manquement manifeste de l’entité assujettie à son obligation de vigilance continue ou à son obligation de se prêter à un examen spécifique des opérations atypiques : dans l'une ou l'autre de ces hypothèses, la déclaration peut néanmoins intervenir de bonne foi, c’est-à-dire sur fond d’un soupçon sincère et ne traduisant aucune intention de nuire, et les manquements éventuellement commis par le déclarant à ses obligations de vigilance devront le cas échéant être sanctionnées conformément à l’arsenal de répression administrative mis en place par la Loi 

A notre avis, toute approximation ou glissement conceptuel devrait être proscrit en l’espèce, et une ligne de rigueur s’impose pour faire jouer, dans toute son amplitude, l’immunité au bénéfice du déclarant de bonne foi en se gardant du prisme déformant d'une analyse rétrospective.

L’idée même de « soupçon », cardinale dans la réglementation, paraît imposer une telle rigueur, et toute tentative d’analyser ex post le bien-fondé d’une déclaration de soupçons constitue, à cet égard, une approche porteuse de dérives.     

De ce point de vue, c’est de façon heureuse que l’article 57 de la Loi rappelle, dans le droit fil des travaux du GAFI, que la bonne foi demeure acquise au déclarant même lorsque celui-ci procède à une déclaration de soupçons sans avoir une connaissance précise de l'activité criminelle sous-jacente (supposée) ou alors qu’aucune activité illicite ne s’est produite.

Lorsque la communication est effectuée de bonne foi, l'étendue de l’immunité dont elle est encadrée est conçue de la façon la plus large qui soit. En effet, pareille communication ne saurait : 

  • être constitutive d'une quelconque restriction à la divulgation d'informations d'origine contractuelle (p.ex. une obligation de confidentialité); légale (p.ex. le secret professionnel dont question à l'article 458 du Code pénal); réglementaire ou encore administrative;
  • entraîner aucune responsabilité d'aucune sorte de nature civile, pénale ou disciplinaire;
  • générer une mesure préjudiciable ou discriminatoire en matière d'emploi.

L’idée est donc bien que la déclaration comme telle, que la communication d’informations qui la caractérise, demeure sans conséquences juridiques néfastes quelconques pour le déclarant, ce qui semble du reste éminemment logique sachant que la déclaration de soupçons est elle-même la réponse directe d’un ordre de l’autorité. 

Outre cette immunité, le déclarant bénéficiera (i) d'une garantie d'anonymat (art. 58 de la Loi); (ii) d'une protection contre "toute menace, mesure de représailles ou acte hostile" à charge des autorités compétentes en matière d'enquêtes et de poursuites relatives au blanchiment de capitaux ou au financement du terrorisme, de mettre en place les mesures nécessaires à cet effet et (iii) du droit de porter plainte tout en conservant son anonymat (art. 59 de la Loi).

Si la protection instaurée est ainsi très large, et absolument indispensable à la cohérence et à l’intégrité du mécanisme mis en place, elle ne peut et ne doit cependant pas être perçue comme étant une forme d'incitant, de prime ou de contrepartie à la communication d'informations à la CTIF (le cas échéant, s'agissant d'un avocat, via son Bâtonnier): il s'agit uniquement du corollaire nécessaire de l'obligation de déclaration, ni plus ni moins.

En particulier, ce mécanisme de protection ne saurait s'assimiler à une forme "d'immunité du repenti": l'avocat ayant par exemple tardé à dénoncer son client voire prêté son concours aux activités douteuses de ce dernier serait ainsi mal inspiré de considérer qu’une déclaration de soupçons lui permettrait de se mettre à l'abri de la responsabilité susceptible de découler de ces événements.

Autrement dit, la protection du déclarant ne vise que la déclaration de soupçons ou la communication d’informations comme telle, et leurs suites, mais nullement les autres actes, interventions ou agissements du déclarant.

Pour résumer, elle doit être appliquée avec rigueur et intransigeance, afin de garantir à ceux qui n’ont fait que répondre à l’ordre de l’autorité qu’ils n’encourront aucune sanction (ce n’est d’ailleurs, de ce point de vue, que l’application de la vieille cause d’exonération de responsabilité qu’est l’ordre de l’autorité), mais cette même rigueur implique que ses limites soient strictement balisées, et qu’elle ne concerne que la seule communication d’informations effectuée en application de la Loi.    

Bruno Dessart,
Avocat au barreau de Bruxelles
Membre de la Commission anti-blanchiment d’AVOCATS.BE

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1 Voyez la recommandation 16 du GAFI (édition 1996), dont le lecteur apercevra combien la disposition belge s’inspire : 
« Les institutions financières, leurs dirigeants et employés devraient être protégés par des dispositions législatives contre toute responsabilité, pénale ou civile, pour violation des règles de confidentialité - qu'elles soient imposées par contrat ou par toute disposition législative, réglementaire ou administrative - si elles déclarent de bonne foi leurs soupçons aux autorités compétentes, même si elles ne savaient pas précisément quelle était l'activité criminelle en question, et même si l'activité illégale soupçonnée n'est pas réellement intervenue ». 

2 La protection du déclarant est généralement abordée à l'aune de l'obligation de déclaration prévue à l'article 47 de la Loi. Toutefois, et même si la question peut sembler plus théorique, la généralité des termes employés par l'article 57 de la Loi incline à considérer que la même protection prévaut lorsque l'entité assujettie répond une demande de renseignements de la CTIF (art. 48).  

3 Projet de loi relatif à la prévention du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme et à la limitation de l'utilisation des espèces, Doc. parl., Ch. repr., sess. 2016-2017, n° 54-2566/001, p. 175. 

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Vous pouvez toujours adresser vos questions à blanchiment@avocats.be. Nous ferons le maximum pour y apporter une réponse claire dans les meilleurs délais.
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A propos de l'auteur

Bruno
Dessart
Avocat au barreau de Bruxelles

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