Le confinement par les nuls par Nicolas Thirion

Tout au long de la crise sanitaire, c’est au contraire une version médiévale de la liberté qui a tenu le haut du pavé : si nous sommes libres (de ne pas porter le masque en extérieur, de recevoir plus ou moins de personnes chez nous, d’assister à un spectacle ou à une séance de cinéma, etc.), c’est parce que et aussi longtemps que l’exécutif le veut bien, à la manière de ces seigneurs féodaux qui concédaient certaines libertés aux habitants du bourg au moyen de franchises, toujours révocables. C’est une prétendue libérale – Madame Wilmès – qui, à l’issue du CNS du 30 avril 2020, cracha ingénument le morceau sur ce que devait désormais signifier la « liberté » en temps de pandémie : « tout ce qui n’est pas autorisé n’est pas permis ». Si « liberté retrouvée » il y a, c’est donc plutôt d’une liberté d’Ancien Régime qu’il s’agit.

Nicolas Thirion, professeur, entre autres, de philosophie du droit (ULiège), passe la gestion de la pandémie à la moulinette des concepts et principes juridiques. S’appuyant, d’abord, sur une redéfinition précise des concepts de démocratie, d’État de droit, de démocratie libérale et d’État de droit démocratique, ensuite, sur un historique précis des mesures adoptées par notre exécutif pour gérer la crise sanitaire et des réactions qu’elles engendrèrent, il dresse un portrait peu flatteur de notre société actuelle.

« On peut avoir un toit et une corde au cou. On peut avoir des droits et marcher à genoux », chante Noé Preszow. C’est avec une étonnante facilité que nous avons renoncé à nos droits les plus fondamentaux.

Quand je dis « nous », c’est bien de nous tous qu’il s’agit. 

Le pouvoir législatif d’abord, qui a abandonné ses prérogatives « en victime remarquablement consentante » (comparez avec la France, voulez-vous, où les mesures adoptées par le Gouvernement n’entrent en vigueur qu’après avoir été ratifiées - le mot est un peu dur car il faut admettre que le Parlement français a quand même obtenu quelques amendements, même s’ils portaient souvent sur des détails - par l’assemblée législative). Il est vrai que nous y sommes habitués. À quoi sert encore ce Parlement « presse-bouton » où la discipline de parti oblige nos représentants (je ne mets pas de majuscule) soit, s’ils sont de la majorité, à entériner ce qui leur est proposé, soit, s’ils sont dans l’opposition, à le combattre à coup d’invectives et d’envolées, parfois lyriques, souvent empreintes de mauvaise foi, mais toujours dépourvues de la moindre efficacité et, même, du moindre accent qui permettrait de penser que celui qui les prononce pense qu’elles pourraient avoir une quelconque utilité. La particratie se traduit par un spectacle lamentable, dissimulant mal, par ces disputes dignes d’un bac à sable, le mépris qu’elle oppose à ses électeurs. Comment s’étonner dès lors de la désaffection qu’elle connait aujourd’hui (plus de 35 % des jeunes souhaiteraient un pouvoir fort, nous disent les statistiques ! D’ailleurs en Flandre…) ? Et comment s’étonner dès lors que, dans le contexte d’une crise sanitaire inédite (quoique…), le Gouvernement ait estimé, par commodité, pouvoir se passer de ce spectacle de façade ?

 

La tentation est grande, dès lors, de paraphraser Churchill s’adressant à Chamberlain après les Accords de Munich : ils ont voulu éviter les morts au prix de violations de l’État de droit démocratique ; ils ont violé l’État de droit démocratique et ils ont eu les morts.

Le pouvoir judiciaire ensuite, qui, dans une très large part, fit preuve d’une étonnante frilosité quand les mesures adoptées lui furent soumises, comme s’il était soudain tétanisé par l’importance de l’enjeu. Combien de recours rejetés pour défaut d’urgence parce que « à défaut d’éléments factuels concrets, la seule atteinte à une liberté fondamentale ne constitue pas un inconvénient (sic) d’une gravité suffisante pour qu’on ne puisse la laisser se produire en attendant l’issue de la procédure » au fond.

Ne pouvoir assister ses parents lorsqu’ils meurent, ne pouvoir leur rendre visite quand ils vivent, ne pouvoir se rendre à l’étranger, ne pouvoir assister à un spectacle ou pratiquer un sport, ne pouvoir aller et venir, …, il est vrai temporairement (mais quand même pendant plusieurs mois), ne sont-ce vraiment que des « inconvénients » mineurs ? Il y eut certes quelques décisions, souvent d’instance, courageuses, mais peu résistèrent aux recours de l’État.

Malheureusement, la fermeté du raisonnement et l’indépendance d’esprit semblent se raréfier autant que l’oxygène au fur et à mesure que l’on se hisse plus haut dans la pyramide judiciaire.

La presse ensuite, ces « chiens de garde de la démocratie », qui parurent simplement soucieux de relayer rapidement, voire d’anticiper, les mesures que l’on nous servait, de relater par le menu les statistiques et les commentaires des experts qui conseillent le Gouvernement, sans pratiquement aucun esprit critique. Les opinions divergentes furent réduites à des cartes blanches ou à des tribunes libres, n’engageant bien sûr que la responsabilité de leurs auteurs.

Si l’on en croit le Canard enchainé, la liberté de la presse ne s’use que quand on ne s’en sert pas : si c’est le cas, il ne doit plus en rester grand-chose de ce côté de la frontière belgo-française.

Quant au peuple, c’est-à-dire nous, tétanisé par la peur que lui inspirait ce Léviathan moderne (notamment grâce au matraquage des réseaux sociaux), il fut selon l’expression de Iegor Gran, que reprend Nicolas Thirion à son compte, « d’une docilité de caniche qu’on mène chez le vétérinaire ». Quelques recours en justice polis. Quelques manifestations, souvent sur un mode festif (ce qui n’empêcha pas le bourgmestre de Bruxelles de faire donner la cavalerie contre les joyeux fêtards du bois de la Cambre…). Trois petits tours et puis s’en vont. La servitude volontaire de La Boétie. A la niche le caniche.

Restent, évidemment, les deux figures centrales : les membres du CODECO et les experts. Promus au rang de seuls sachants, ces derniers eurent bien du mal à se cantonner à leur domaine, celui du sein (l’être – les jugements de fait), sans empiéter sur celui des premiers, celui du sollen (le devoir être – les jugements de valeur), mais il faut admettre qu’il était difficile de résister à cette tentation, spécialement lorsqu’ils faisaient l’attention constante d’une presse qui les propulsait subitement au statut de superstars. D’où une confusion des genres qui a culminé – après la publication de ce petit essai, et comme pour en démontrer la pertinence – en décembre 2021, lorsque le Gouvernement décida de confiner une nouvelle fois la culture, à la fureur des experts qui ne se privèrent pas de se répandre en précisant qu’ils n’avaient pas proposé cela, que cela leur paraissait manifestement inadéquat, que cela sapait toute confiance entre les politiques et eux et, surtout, que cela risquait fort de ruiner la nécessaire adhésion du peuple aux mesures adoptées (à toutes les mesures adoptées, même les pertinentes).

Saluons donc la réaction du Conseil d’État qui, cette fois très opportunément, annula la mesure, permettant ainsi au Gouvernement de sauver la face en s’inclinant immédiatement mais non sans avoir, avant le prononcé de cet arrêt, tenu à s’arcbouter sur sa position initiale en prétendant, c’est particulièrement illustratif de la confusion de rôles dénoncée par Nicolas Thirion, qu’il l’avait adoptée « sur (la) base de faits » (notez-le, « de », pas « des »), mais sans juger opportun de préciser lesquels…

Analysant ces comportements à l’aune de ses enseignements, l’auteur y voit une consécration des thèses de Carl Schmitt plutôt que de celles de Hans Kelsen. Tandis que le second réduit le phénomène juridique à une pyramide inversée assise sur une grundnorm, le premier, dans une vision plus dynamique, souligne l’ambivalence du phénomène juridique, oscillant entre les pôles de la norme et de la décision, qui prennent, tour à tour, le dessus. Si chaque phénomène juridique se situe entre ces deux pôles, l’état d’exception se caractérise par une prépondérance de la décision sur la norme. C’est bien là que nous sommes aujourd’hui et cela ne peut que nous effrayer, spécialement si l’on se souvient que Carl Schmitt adhéra au régime nazi dès 1933, avant, il est vrai, d’être écarté en 1937.

Et si, en tant que puissances étatiques, potentiellement illimitées, les démocraties libérales, malgré les multiples garanties qu’elles offrent sur le papier, portaient toutes en elles ce risque du pouvoir absolu et de l’autoritarisme consubstantiel à tout pouvoir étatique ?

Quelles pistes pour échapper, au futur, à ce terrible constat ? Nicolas Thirion ne croit pas à la désobéissance civile, dans laquelle il ne voit qu’une voie forcément sans issue acceptable (elle mène à la révolution ou pas…). Restent l’activisme judiciaire (on ne gagne pas à tous les coups mais on gagne quand même parfois – « si ce n’est pas sûr, c’est quand même peut-être », chantait le grand Jacques) et l’inventivité contestataire, comme celle dont firent preuve, d’abord, le chanteur Quentin Dujardin et, tout récemment, les salles de cinéma et de spectacles qui refusèrent de se plier à l’obligation de fermeture que le Gouvernement leur imposait. 

C’est une voie étroite, un chemin, presqu’un sentier. Mais si nous ne y engageons pas, quelle est l’alternative ?

Madame Vidal-Naquet n’a pas hésité, dans la même veine, à conclure que le droit apparaît « comme l’un des grands perdants de la crise engendrée par l’épidémie de Covid-19 ». 

Faudra-t-il s’y résoudre en Belgique aussi ? 

Non. Luttons.

Patrick HENRY,
Ancien Président

A propos de l'auteur

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Ancien Président d'AVOCATS.BE

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