La parole et l’action, par Henri Leclerc, Paris, Fayard, 2017, 508 p., 26,95€.
« J’ai toujours voulu combattre pour la liberté, l’égalité et la fraternité, qui non seulement constituent la devise de la République, mais sont pour moi les piliers de la justice. Au demeurant, celle-ci n’est pas qu’un impératif moral et social. Elle est aussi une institution qui doit rendre juste la force nécessaire de l’État, et j’ai fait mon métier de défendre ceux qui la subissent ou la réclament. Si le juge qui punit est le gardien de la liberté, et le procureur qui poursuit celui de l’égalité, l’avocat, lui, veille à la fraternité : ‟Frères humains qui après nous vivez, n’ayez le cœur contre nous endurci”, lancent les pendus de Villon. J’ai plaidé pour tant de vivants avant qu’on ne les juge qu’ils font tous dans ma mémoire une farandole tumultueuse dont je n’ai livré que quelques images.
Je sais que c’est pour moi l’heure du couchant, et je pense aux soirs de mon enfance dans ce Limousin où mes aïeux ont trimé pour survivre … C’est l’heure de se coucher, mais je sais que dans quelques heures, de l’autre côté, sur la montagne de Gaudeix, précédée par les lueurs fugitives de l’aube, l’‟aurore aux doigts de rose” triomphera de la nuit.
Je crois au matin ».
Quel parcours que celui d’Henri Leclerc, l’avocat de tous les combats, de la guerre d’Algérie à mai 68, des années de braise au Bataclan !
Fidèle à l’enseignement de celui qui fut son maître, et qu’il n’appelle que par son nom, Naud, il les a tous défendus : des criminels et des innocents mais aussi des victimes et des parties civiles, même quand d’autres refusaient pour ne pas casser leur sacro-sainte image. Avocat de bien des causes politiques, mais toujours à gauche, contre la peine de mort, contre les colonialistes, contre les discriminations faites aux femmes, aux étrangers, pour les grévistes, pour les « petits » - c’est-à-dire ceux que l’on retrouve souvent devant les tribunaux pénaux -, pour les libertés, pour la liberté.
« Je pense à la phrase d’André Breton : ‟Transformer le monde”, a dit Marx ; ‟Changer la vie”, a dit Rimbaud : ces deux mots d’ordre pour nous n’en font qu’un ».
À ses côtés, ils défilent tous, ou presque : Ader, Badinter, Bredin, Dupond-Moretti, Farthouat, Floriot, Garçon, Halimi, Klarsfeld, Lemaire, Lévy, Metzner, Noguères, Pelletier, Pollak, Stasi, Teitgen, Tixier-Vignancour, Varaut, Vergès, … Et il les évoque avec bonhommie, se souvenant des bons côtés de chacun, faisant prévaloir l’amitié et la bienveillance sur la rivalité, trouvant même grâce à la plupart des magistrats devant lesquels il a plaidé. On enterre ce qui meurt, on garde les bons moments, comme le dit Stephan Eicher.
Bien sûr, comme dans tout ouvrage de mémoires, il y a une certaine dose de narcissisme, voire de condescendance, comme cette fois où il se souvient d’être intervenu aux côtés d’un avocat qu’il ne peut qualifier que de « belge » et dont il se souvient qu’il avait « bien plaidé, mais … ».
Mais laissons cela. Le génie de cet ouvrage est de nous faire toucher, vivre les réalités de la justice. Elle est ici éclairée de l’intérieur, par un homme qui a fait corps avec elle pendant toute sa carrière, qui l’a cherchée partout, parfois à tâtons, en fouillant dans les tréfonds de l’âme, toujours en se coltinant avec l’humanité en ce qu’elle a de plus beau et de plus sordide. L’inhumain n’est-il pas proprement humain ?
Il arrive donc au bout du parcours et pose les questions fondamentales : le rôle des Ordres (page 194), celui de l’avocat (page 206), l’ambivalence des magistrats qui réclament l’indépendance mais sans toujours en faire preuve (page 243), le sens de la peine (page 460), la relativité des analyses des experts (page 461), la vanité de la quête de la vérité absolue. Pour chacune de ces questions il faudrait citer ses mots car l’homme possède une extraordinaire sens de la formule, l’art de synthétiser des idées complexes en quelques lignes.
C’est que ce livre est écrit avec le sang des hommes, de tous ceux qu’il a défendu, parfois avec succès, parfois moins, souvent avec panache, toujours avec conviction, avec une inébranlable détermination à donner le meilleur de lui-même. Je pourrais citer au moins une dizaine des causes qu’il nous décrit ainsi : un petit espagnol accusé à tort d’un braquage sanglant, des combattants de l’OAS, des prisonniers mutinés, un opposant portugais, des indépendantistes Guadeloupéens, les manifestants de mai, des anarchistes, des agriculteurs, des mineurs, des marins, des avocats, des assassins et d’autres accusés à tort, … mais aussi Badinter accusé par Faurisson ou la famille de Ghislaine Marchal (« Omar m’a tuer »).
L’une m’émeut particulièrement. Ce chef d’entreprises, père de famille qui, mû par on ne sait quelle pulsion, assassine son épouse et ses deux enfants, rate son suicide, est condamné à vingt ans de réclusion mais réussi à s’évader pour aller se tirer une balle dans la tête sur leur tombe. L’histoire des hommes est faite de drames.
Et puis cette phrase qui devrait nous guider tous, avocats, juges ou procureurs, lorsque nous abordons un dossier : rappelons-nous « cette faculté déconcertante qu’ont les faits de se ranger dans le bon ordre pour peu qu’on les éclaire d’un seul côté à la fois ».
Le travail de l’avocat c’est, de sa chandelle, éclairer les coins qui sont restés dans l’obscurité.