Attention, risques nouveaux : les enseignements du rapport 2023 de la CTIF

La CTIF vient de publier son rapport annuel portant sur l’année 2023 : https://www.ctif-fi.be/images/documents/French/Rapports_annuels/RA2023_FR.pdf

Elle y fait le constat que le nombre de communications (déclarations de soupçons et communications d’homologues étrangers et services de l’Etat) qui lui sont adressées ne cesse d’augmenter, atteignant en 2023 près de 80.000 (contre 54.000 en 2022 et 46.000 en 2021). Les déclarations de soupçons émanent toujours très largement (plus de 90%) du secteur financier. Comme en 2022, les bâtonniers ont transmis 14 déclarations de soupçons à la CTIF.

Outre les informations chiffrées, le rapport de la CTIF comporte une partie plus explicative structuré en quatre « tendances » : la tendance du blanchiment de capitaux, celle du financement du terrorisme, le contexte international et la tendance au niveau national. 

Cet article s’attachera à relever les enseignements les plus pertinents pour les avocats dans ces quatre tendances décrites par la CTIF. On rappellera toutefois qu’il vous est très vivement conseillé de lire l’entièreté de ce rapport afin de vérifier, en tenant compte (i) de votre clientèle et (ii) des services que vous offrez, si votre analyse globale de risques est toujours pertinente et de vous alerter sur les mécanismes identifiés par les autorités pour que votre analyse individuelle de chaque dossier soit optimale.

1. Tendances récurrentes ou émergentes de blanchiment de capitaux

1.1 Principales menaces

La CTIF relève dans ce chapitre les infractions sous-jacentes au blanchiment de capitaux les plus saillantes, avec toujours en tête de ligne, le trafic de drogue.

1.1.1. Le trafic de stupéfiants

Le trafic de stupéfiants est et reste une infraction de base donnant lieu à une quantité importante de blanchiments de capitaux. La Belgique occupe une place centrale au niveau européen à cet égard.

La CTIF identifie deux types de blanchiment prédominants en la matière : l’auto-blanchiment et le blanchiment professionnel.

1.1.1.1.  Auto-blanchiment

Comme son nom l’indique, cette technique consiste, pour les intervenants impliqués, à blanchir eux-mêmes le produit de leur méfait. Elle est généralement le fait de dealers de niveau intermédiaire (gérant de plantations de cannabis ou chargés de la récupération de cocaïne contenue dans des conteneurs dans les ports), mais il arrive également que certains trafiquants plus importants s’y adonnent (transactions financières en leur nom propre / par l’intermédiaire d’une société pour souscrire à des polices d'assurance-vie à l'étranger ou pour l'achat de crypto-monnaies). 

L’auto-blanchiment passe souvent par des sociétés ayant également une activité réelle et dont le contrôle reste aux mains de la personne impliquée ou de membres de sa famille. Les secteurs d’activités les plus courants de ces sociétés sont l’horeca, la vente au détail et la vente ou la location de voitures. Des nightshops ou des bars à shisha peuvent par ailleurs servir comme point de rassemblement ou de point de distribution pour la drogue.

Autre technique courante d’auto-blanchiment : le prêt d’argent entre amis ou au sein de la famille, soit que le montant transféré sur le compte de l’emprunteur est ensuite remboursé en espèces, soit que les dépôts en espèces sont comptabilisés comme un remboursement du prêt.

L’auto-blanchiment de l’argent de la drogue peut également avoir pour vecteur :

  • les voitures de luxe (paiements importants pour des locations de voitures de luxe auprès de sociétés de leasing ; voitures achetées pour un montant bien inférieur à la valeur réelle du véhicule) ;
  • les investissements en biens immobiliers (revenus du trafic investi dans un immeuble servant ensuite à abriter des plantations de cannabis ; vente en dessous du prix du marché d’immeubles nécessitant une lourde rénovation, celle-ci étant faite en partie « en noir » et payée avec le produit du trafic) ;
  • les montres de luxe lesquelles sont de valeur stable et facilement transportables, utilisées comme monnaie parallèle ou comme investissements finaux.

1.1.1.2. Réseaux professionnels de blanchiment

Les organisations criminelles font de plus en plus couramment appel à des réseaux professionnels, travaillant avec des sociétés écrans pour blanchir le produit de leur vente de stupéfiants. Ces réseaux sont souvent polycriminels et opèrent à l’échelle internationale. Ils font usage de plusieurs techniques telles que : 

  • la ‘compensation’, définie comme un « processus qui permet aux criminels disposant d’espèces provenant de leurs activités illicites, de collaborer avec d’autres criminels qui ont un besoin de cash pour financer leurs activités illicites, afin que les espèces ne transitent pas par le système bancaire officiel. Les espèces remises de la main à la main sont compensées par des transferts bancaires sur des comptes souvent à l’étranger, sous couvert de fausses factures » ;
  • le ‘blanchiment d’argent basé sur le commerce’, défini par le GAFI comme « le processus de dissimulation des gains criminels et de déplacement de la valeur en ayant recours à des transactions commerciales pour tenter de légitimer leur origine illégale ou de financer leurs activités » ;
  • les ‘paiements pour compte de tiers’ .

S’y ajoute parfois un système bancaire clandestin permettant de transférer de grandes quantités d'argent criminel à l'échelle internationale. 

1.1.2. La fraude fiscale grave

Cette infraction primaire se caractérise par l’importance des montants concernés : en moyenne 5 millions d’euros par dossier. Le secteur financier a été appelé à être attentif au rapatriement de fonds de l’étranger. Dans certains dossiers concernant le secteur du diamant, étaient utilisées des structures internationales de sociétés affiliées. Celles-ci permettaient la manipulation du chiffre d’affaires et des bénéfices par le biais d’importations et d’exportations mutuelles de diamants constituant une fraude fiscale grave.

1.1.3. La corruption

La CTIF fait état de détournements, par des personnes exerçant une fonction publique, et de fraudes au détriment des intérêts financiers de l’Union européenne. Ces dossiers concernaient, entre autres, « des fonctionnaires belges, une personne ayant une fonction publique dans une institution de l’Union européenne et des personnes associées à des personnalités politiquement exposées en Afrique centrale ou du Nord. »

Parmi les transactions suspectes liées à la corruption, la CTIF relève notamment :

  • « - un paiement national sur le compte d’un belge exerçant une fonction publique a été suspecté de représenter la réception d’un pot-de-vin dans le cadre d’une transaction immobilière ; 
  • - les transferts (internationaux) sur les comptes belges de deux autres agents publics étaient plus que probablement liés au blanchiment de capitaux provenant d’un détournement de fonds par un agent public ou d’une corruption publique passive (corruption en tant que facilitateur du crime organisé) ; 
  • - dans d’autres cas, les transactions étaient associées au blanchiment de capitaux provenant de la corruption dans le secteur médical ou à la corruption dans le cadre d’une transaction commerciale avec un Etat étranger et/ou au détournement par (une personne politiquement exposée) d’une juridiction placée sous la surveillance renforcée du GAFI ; 
  • - un transfert international depuis le compte d’un membre de la famille par alliance d’un chef d’Etat étranger en faveur de son compte en Belgique faisait sans doute partie d’un système mis en place pour blanchir des avoirs détournés d’un fonds souverain étranger. D’autres flux financiers transfrontaliers ont ensuite été liés au blanchiment de capitaux provenant d’un régime de RBI (régime de résidence des investisseurs) étranger géré par un intermédiaire commercial dans une juridiction offshore ; 
  • - enfin, certaines transactions ont également mis en évidence d’éventuelles fraudes avec des fonds de l’Union européenne. »

À noter que la Commission européenne a publié en novembre 2023 une liste1 de fonctions publiques importantes visant à faciliter l’identification des personnes politiquement exposées dans l’Union européenne. Elle comporte les fonctions publiques importantes aux niveaux de l’Union, de ses États membres et des organisations internationales accréditées sur son territoire.

La CTIF souligne que les périodes électorales (financement des campagnes) et les situations de conflits internationaux sont propices à la corruption.

1.1.4. L’escroquerie

La CTIF relève que « certains dossiers concernent des mules financières, à savoir des personnes physiques qui, sciemment ou non, ont permis que leur compte bancaire et/ou leur carte bancaire et leur code PIN soient utilisés par des criminels pour blanchir de l'argent obtenu par toutes sortes d'escroqueries. Il s’agissait ici principalement d’escroqueries en ligne2 pour lesquelles des méthodes sophistiquées ont été utilisées pour tromper les victimes. » 

Certaines victimes européennes de la criminalité informatique ont effectué des paiements en faveur de comptes de mules financières auprès de banques ou d’établissements de paiement en Belgique.

Ces mules transféraient ensuite assez rapidement ces fonds vers des comptes auprès de banques traditionnelles, de banques en ligne, d'établissements de paiement ou d'établissements de monnaie électronique, vers des services de transfert d'argent en ligne ou des plateformes de crypto-actifs.

Des produits de fraudes à l'investissement en ligne, dont les victimes étaient des particuliers étrangers, ont été blanchis par le biais des comptes bancaires de sociétés écrans belges (secteur de la construction) via les techniques de compensation et de blanchiment d’argent basé sur le commerce par l'intermédiaire de sociétés actives (alimentation et textile).

La CTIF fait également état de fraudes au crédit (prêts octroyés sur la base de faux documents), dont les montants empruntés « ont souvent été transférés sur les comptes bancaires de mules financières, puis partiellement retirés en espèces ou transférés vers d’autres personnes physiques en Belgique ou à l’étranger en vue d’être utilisés pour des paiements par carte bancaire. »

Enfin, la CTIF rappelle les fraudes plus conventionnelles n’ont pas disparu du tableau (par exemple le démarchage pour des travaux d’entretien mal ou non exécutés et facturés à un prix plus élevé que celui convenu).

1.2. Evolution des techniques
1.2.1. Les prestataires de services de blanchiment

Comme déjà évoqué, le blanchiment se sous-traite à présent à des spécialistes. Ils sont de différents types :

Les facilitateurs de blanchiment

« La professionnalisation du blanchiment engendre un risque accru de voir les titulaires de professions financières et non financières être instrumentalisés par les criminels dans le cadre de leurs missions afin d’être utilisés en tant que facilitateurs de blanchiment. »

La CTIF cite les professionnels du droit parmi les facilitateurs offrant leurs services et conseils à des criminels (accompagnement à la création de sociétés, élaboration du plan financier, constitution de sociétés, acquittement des frais de constitution, inscription auprès de la Banque carrefour des entreprises et de l’Administration de la TVA, préparation de bilans, fiches de salaires et fiches TVA, fourniture d’un siège social, de locaux, d’une adresse commerciale, administrative ou postale). Elle indique avoir avisé les autorités de contrôle concernées en vue d’éventuelles sanctions. 

Les blanchisseurs professionnels

« (L)es schémas de blanchiment mis en place par les blanchisseurs professionnels reposent sur une constellation de sociétés et de comptes bancaires, et disposent d'un très grand nombre d’hommes de paille et de mules, tant en Belgique qu’à l’étranger, permettant, à chaque étape, d’opacifier les chaînes de blanchiment. Les blanchisseurs professionnels offrent un service ‘à la carte’ en fonction des besoins des criminels. Ceux-ci peuvent leur confier l'ensemble du processus de blanchiment ou certaines parties et choisir la forme sous laquelle ils souhaitent recevoir leurs capitaux : argent liquide, produits de luxe, biens d'investissement ou biens immobilier. » 

Les fonds sont ainsi (i) collectés, (ii) éventuellement transportés et injectés dans le système financier, ils (iii) circulent ensuite entre les comptes de sociétés écrans à travers les frontières, en utilisant des techniques telles que la compensation et le blanchiment basé sur le commerce et (iv) sont investis. 

Les sociétés en tant que vecteurs de blanchiment polycriminel

La CTIF relève le rôle central joué par des sociétés écrans. 

Certains secteurs en particulier sont impliqués : la construction, le nettoyage industriel, l’horeca, le transport, l’import-export ou le commerce de voitures. 

1.2.2. Les paiements pour comptes de tiers

Il s’agit d’un paiement au nom ou pour le compte d’un payeur en faveur d’un bénéficiaire, généralement pour la livraison d’un bien ou d’un service payé par un tiers qui n’est ni acheteur ni vendeur. 

« Dans le cadre de circuits de paiements légaux, plusieurs fournisseurs (de ce type de paiement) sont apparus sur le marché au cours des dix dernières années. Ils veillent à ce que les obligations de paiement soient respectées au sein de plateformes de services et fournissent une forme de ‘settlement’’ entre les fournisseurs et les clients sur ces plateformes. De cette façon, ils se chargent du suivi des paiements pour les vendeurs et offrent souvent une forme de garantie aux acheteurs, à savoir que le paiement n’est effectif que lorsqu’il est livré selon les conditions. » Exemple : les plateformes de location de vacances, où les propriétaires de biens sont payés non pas par les locataires mais par la plateforme.

Les paiements entre des sociétés écrans et des sociétés licites ont pour caractéristique d’être très fréquents et de ne pas avoir pas de justification économique. « Au débit, des transferts sont effectués vers d'autres sociétés écrans, mais aussi, dans la dernière phase du processus, vers des sociétés qui exercent une activité officielle. Il s'agit parfois même de grandes entreprises réputées dans des secteurs tels que l'alimentation, la chimie ou les produits pharmaceutiques. » 

« (L)es organisations criminelles elles-mêmes ont également recours à des paiements pour compte de tiers pour rémunérer leurs membres en nature. Des montres, des voitures de luxe, mais aussi des cuisines ou des billets de football sont livrés et facturés à des personnes qui ont rendu un service à l’organisation, mais qui sont payées par des sociétés contrôlées par l’organisation criminelle. La facture est ensuite falsifiée au niveau de la comptabilité. Les fournisseurs sont payés correctement - même si ce n’est pas par le client - et ne remettent pas en question la transaction. Les facilitateurs ainsi rémunérés pour les services rendus ne doivent pas justifier des fonds entrants sur leurs comptes, évitant ainsi la détection par les institutions financières. »

La CTIF relève également que ces paiements pour comptes de tiers sont parfois utilisés pour contourner les sanctions financières (embargos, gels des avoirs etc.)

2. Tendances en matière de financement du terrorisme

La CTIF constate que le nombre de dossiers qu’elle transmet au parquet et qui concernent le financement du terrorisme reste assez limité. Elle constate en outre que les cryptos et les plateformes d’échange pour déplacer des fonds sont de plus en plus couramment utilisés.

3. Contexte international 

La CTIF tire des enseignements sur les échanges d’informations internationaux liés aux conflits armés. 

Elle s’arrête sur la portée internationale des nouvelles technologies, lesquelles (notamment l’intelligence artificielle) offrent des opportunités en matière d’enquêtes financières. 

Elle revient également sur la nouvelle règlementation européenne relative aux cryptomonnaies, marché qualifié d’éminemment international. Elle relève que les cryptos sont plus fréquemment utilisés pour blanchir le produit de certaines infractions primaires : escroquerie, fraude fiscale grave, trafic de stupéfiants et criminalité organisée. 

« L'absence d'explication sur la destination ou l'origine des fonds transférés depuis ou vers les (émetteurs de crypto-monnaie), la rapidité avec laquelle les fonds sont déplacés (pass through) ou le fait que les transactions ne correspondent pas au profil (économique) de la personne impliquée peuvent être considérés comme les principales typologies identifiées en 2023. (… L)es criminels peuvent utiliser des techniques pour compliquer la traçabilité et l'identification des fonds sur la blockchain, tant pour le blanchiment que pour le financement du terrorisme. Dans ce cas, l'utilisation de privacy coins, de mixers, de plateformes peer-to-peer et d'autres techniques pour opacifier les transactions est en soi un motif de vigilance accrue, tout comme l'utilisation de plateformes dans des endroits exotiques avec peu ou pas de réglementation. »

La CTIF relève également un nouveau risque en termes de fraude et s’escroquerie dans l’utilisation des paiements instantanés : « (l)es institutions financières ont peu de temps pour effectuer des contrôles et il devient plus difficile (…) de bloquer des fonds. »

Elle rappelle « qu'une discordance entre le bénéficiaire déclaré d'un virement et le titulaire du compte bénéficiaire est un indicateur de risque de fraude ». Les banques devront à présent vérifier la concordance. 

4. Initiatives clés au niveau national 

La CTIF évoque dans ce chapitre les différents organes de coopération dont elle fait partie.


Trois éléments de ce rapport doivent selon nous particulièrement alerter les avocats.

  1. Le fait que les professions juridiques aient été identifiées par la CTIF comme facilitateurs du blanchiment. Les avocats doivent à cet égard rester particulièrement attentifs lorsqu’ils assistent un client dans la création de sociétés multiples notamment. On ne répètera jamais suffisamment qu’il est indispensable de comprendre les raisons des demandes inhabituelles et des structures surprenantes. 
  2. L’identification des paiements pour comptes de tiers comme vecteur de blanchiment. Il n’aura pas échappé au lecteur que le compte de tiers de l’avocat pourrait être utilisé en ce sens.
  3. L’identification du mécanisme de compensation et l’utilisation de sociétés ayant par ailleurs une activité réelle comme vecteurs de blanchiment.

La commission anti-blanchiment d'AVOCATS.BE

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1 https://eur-lex.europa.eu/legal-content/NL/TXT/PDF/?uri=OJ:C_202300724&qid=1709304577565

2 Exemples : phishing, usurpation d’identité, fraude à l’investissement en ligne, fraude romantique en ligne, …

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