Attendu que l’erreur du poète, dans le but qu’il voulait atteindre et dans la route qu’il a suivie, quelque effort de style qu’il ait pu faire, quel que soit le blâme qui précède ou qui suit ses peintures, ne saurait détruire l’effet funeste des tableaux qu’il présente au lecteur, et qui, dans les pièces incriminées, conduisent nécessairement à l’excitation des sens par un réalisme grossier et offensant la pudeur ;
Attendu que Baudelaire, Poulet-Massis et De Broise ont commis le délit d’outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs, savoir : Baudelaire, en publiant ; Poulet-Massis et De Broise en publiant, vendant et mettant à la vente, à Paris et à Alençon, l’ouvrage intitulé Les Fleurs du mal, lequel contient des passages ou expressions obscènes ou immorales ;
C’est en ces deux attendus que, le 21 août 1857, le tribunal de Paris ordonna que soient retirés des Fleurs du mal six des plus beaux poèmes jamais écrits, dont le somptueux Les bijoux.
« La très chère était nue et, connaissant mon cœur,
Elle n’avait gardé que ses bijoux sonores
Dont le riche attirail lui donnait l’air vainqueur
Qu’ont en leurs jours heureux les esclaves des maures… »
Baudelaire, un vampire, « gens à tête de mort, personnage plein d’un froid calcul, qui emploie les niaiseries du mystère et de l’horreur pour étonner le public, … de tous les trainards romantiques celui qui a le plus de tournure. Quoiqu’il fasse un kaléidoscope dans son cerveau avec les mots : Guignon, Satan, Doute, Fatalité et Pourriture ; quoiqu’il veuille se faire passer pour une goule, un époux de la mort, il a un coin d’intelligence qui résiste aux détraquements qu’il impose mécaniquement », comme l’écrivit à l’époque un certain Edmond Duranty ? Convenons en tout cas que l’histoire aura moins retenu le nom du critique que celui du poète…
Emmanuel Pierrat, l’avocat au plus de cent livres, nous conte la croisade d’Ernest Pinard qui, en 1857 entreprit, au nom de la défense des bonnes mœurs (et aussi de l’autorité de Napoléon III, dont il fut le bras armé du glaive de la Justice), de poursuivre successivement Gustave Flaubert, Charles Baudelaire et Eugène Sue et leurs plus grands chefs d’œuvre : Madame Bovary, Les Fleurs du mal et Les Mystères du Peuple.
Biographie du censeur, contexte historique (l’instauration du second empire), émergence d’une littérature contestataire, enfances et croissances des auteurs, il s’attache à retracer le terreau qui permit à un procureur d’oser poursuivre en justice deux auteurs qui avaient cru pouvoir décrire – sans les approuver : c’est spécialement vrai pour Flaubert mais on notera aussi que le recueil de Baudelaire s’intitule précisément Les Fleurs du mal – des amoureuses libertines, voire vénales ou saphiques. Cachez ces seins que je ne saurais voir…
La condamnation des Mystères est différente puisque ce n’est pas tant l’outrage à la morale qui excita les censeurs mais surtout les appels à l’insurrection, la glorification des idées socialistes, les appels à la haine et au mépris du Gouvernement, qui y étaient visés.
Attendu qu’il y a un danger pour la société à laisser plus longtemps en circulation l’ouvrage Les Mystères du Peuple ; qu’on ne saurait douter de ce danger en présence de la saisie de cet ouvrage, qui a été faite sur la plupart des membres des sociétés secrètes poursuivis et condamnés depuis plusieurs années…
1857. Il y a un peu plus de 160 ans. On mesure le chemin parcouru. Et comme on craint qu’il puisse être, très vite, fait en sens inverse si nous n’y prenons pas garde.
Patrick Henry,
Ancien Président