« Je ne vis plus. Tout au plus, je crois que je continue à exister biologiquement, en suspension dans un espace sombre réduit à quelques mètres carrés.
Aujourd’hui, comme hier et demain, je métabolise le vide émotionnel de la privation de liberté, comme un diabétique le sucre, ce matin, comme les autres matins, qui succèdent à tous les matins, après cette arrestation chez moi, devant mes enfants en pyjama, moi aussi en pyjama, au lever, dans l’odeur du café…
Ainsi reclus, j’attends, comme seule ligne d’horizon, la nuit et la fuite du temps et peut-être le sommeil et ainsi de suite, jusqu’à l’épuisement du besoin d’espoir.
Je suis immobile. Je suis retenu en prison. Je suis enfermé. Je suis un détenu. Je suis un détenu en préventive. »
Ils sont trente. Trente parmi des millions. Trente prisonniers. Trente dont la vie avait été mise entre parenthèses.
Mais pas tout à fait. Ceux-là sont restés libres dans leur tête. Ils ont lutté, avec des succès divers, contre l’avilissement. Ils ont tenté de rester des êtres humains.
Ils sont trente. Aussi. Trente à nous raconter leurs histoires. Chacun à sa façon, avec ses mots, son vécu, ses expériences. Certains de façon plus littéraire, d’autres de façon plus scientifique, voire juridique.
Beaucoup sont avocats. À Paris (Maxime Filluzeau nous raconte Clément Marot ; Christian Charrière-Bournazel – André Chénier) ou à Bruxelles (Alain Berenboom – Patrice Lumumba ; Cavit Yurt – Nâzim Hikmet ; Robert De Baerdemaeker – Mahienour el-Massry ; Réginald de Beco – Marie-Ascension ; Jacques Fierens – Socrate ; Jacques Malherbe – Manuel II ; Vincent Defraiteur – Alan Turing ; Olivier Collon – Paul Verlaine). À Liège-Huy (André Renette – un anonyme – c’est de ce texte qu’est extraite la citation qui ouvre cet article ; François Dessy lui-même – Cervantès ; Jean-Pierre Bours – Jérôme Savonarole ; Olivier Bonfond – Thomas More ; Christine Defraigne – Alexandre Soljenitsyne ; votre serviteur – Susan Kigula) ou à Charleroi (Yves Demanet – Gilles de Rais)
D’autres sont magistrats (Michel Claise – Louise Michel ; Frédéric Materne – Christian Chesnot et Georges Malbrunot ; Jean de Codt – Henri II de Codt ; Christian Jassogne – Alfred Dreyfus), professeurs (Pierre Hazette – Vercingétorix ; Michel Coipel – Gidéon Klein ; Bruno Colson – Napoléon Bonaparte ; Alexis Alvarez – William S. Burroughs ; Xavier Dijon – Paul de Tarse) ou, naturellement, écrivains (Jean-Baptiste Baronian – Arthur Rimbaud ; Daniel Salvatore Schiffer – Oscar Wilde ; Pierre Mertens – Mala Zimetbaum et Milena Jesenskà ; Alain Dartevelle – Arletty ; Albert Rouet – Joseph Volondat).
« Le poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher. »
Ainsi sont beaucoup de ces hommes et femmes, hors de leur temps, emprisonnés pour avoir compris ce que les leurs étaient incapables de comprendre, s’adressant à nous par-delà les siècles.
Leurs histoires ont façonné la nôtre. Ils restent aujourd’hui des flambeaux. Leurs mots scin-tillent, porteurs de ce qui nous fait nous.
« En somme, tu auras été la victime de deux grandes dames, toi qui préférais les hommes : la Justice et la Médecine. Deux grandes dames humaines, et donc toujours imparfaites, qui évoluent et se perfectionnent, on l’espère, par essais et erreurs. Tu en as payé le double prix. »
Du fond de leurs geôles, de profundis comme l’écrivait Oscar Wilde, ils ont fait progresser l’humanité. Il est bien que ce soit des juristes, de leurs positions respectives, qui nous le rappellent. Le droit n’est pas toujours un facteur de progrès, ni de paix, loin s’en faut. Mais nous pouvons œuvrer pour qu’il en soit ainsi. En tout cas un peu plus.
« Cedant arma togae ». Trois mots qui, avec l’admirable concision du latin, expriment l’idée maitresse de cette lointaine existence : la pacification des conflits par le droit prévaut sur leur solution par la force.
C’est aussi le projet de ce livre. Puisse-t-il être celui de tous les juristes…
Luttons.
Patrick Henry,
Ancien Président