« Je veux faire des dessins qui frappent ».
C’est ce que Vincent Van Gogh écrivit à son frère Théo. Est-ce le point de départ de l’entreprise de Rémy Cabrillac, qui s’est adressé à une bonne trentaine de juristes, surtout des professeurs d’université, pour leur demander de choisir une œuvre d’art pour livrer aux lecteurs les émotions et réflexions qu’elle suscitait en eux ?
Ainsi défini, le projet se comprend mieux qu’à la seule lecture du titre de l’ouvrage. Car, à dire vrai, peu de contributions traitent vraiment d’hypothèses où l’artiste a saisi le droit. Il y a certes La ronde des prisonniers, de Van Gogh, que Rémy Cabrillac analyse lui-même, montrant comment l’artiste a mis en scène le monde carcéral, parvenant à saisir dans le regard du personnage central toute la misère de notre droit pénal : le sort le met dans une société si mal faite, qu’il finit par voler ; la société le met dans une prison si mal faite, qu’il finit par tuer. Qui est réellement coupable ? interrogeait Victor Hugo dans Claude Gueux.
Au rang de ces contributions qui se sont coulées dans le titre de l’ouvrage, je citerais aussi Le contrat de mariage, de Mariano Alonso-Perez, par Christophe Blanchard, Le juriste, de Giuseppe Arcimboldo, par Claire Bouglé-Le Roux, La Justice de l’empereur Otton III, de Thierry Bouts, par Laurent Pfister, Loth et ses filles, de Pierre-Paul Rubens (Laurent Saenko y aborde le thème de l’inceste, mais de l’inceste pratiqué pour la survie), ou Le sacrifice d’Isaac, du Caravage, où François Ost décrit magnifiquement la notion de « passage au tiers » qui caractérise la résolution des conflits en justice, le juge étant ici figuré par l’ange qui retient la main d’Abraham au moment où il s’apprête à immoler son fils.
Dans un grand nombre de contributions, au contraire, c’est le droit qui saisit l’art. Je pense à Graffiti is a crime, de Banksy (Jean-Baptiste Seube s’interroge sur la pénalisation du street art, sur la propriété de ce type d’œuvre et sur l’anonymat de l’artiste), à La Nona Ora, de Maurizio Cattelan (Agnès Robin examine la notion juridique d’œuvre d’art. Qui est l’artiste ? Celui qui conçoit l’œuvre ou celui qui la réalise matériellement ?), à L’origine du monde de Gustave Courbet ou à Deux femmes courant sur la plage, de Pablo Picasso (qui permet à Valérie Malabat et à Camille Broyelle d’explorer les frontières entre art, représentation du corps et exhibition de la sexualité).
C’est précisément ce que combattent les Femens qui exposent leurs poitrines nues bardées de messages politiques afin de lutter contre l’assignation sexuelle dont leurs seins font l’objet. Non pas que les seins ne puissent jamais être sexuels ; dans certaines circonstances, ils le sont, comme d’autres parties du corps des femmes et de celui des hommes. Seulement cette sexualité dépend du contexte, et non pas d’une norme sociale intangible : dans certaines situations, les seins des femmes sont sexuels ; dans d’autres ils ne le sont pas.
Je pense aussi à Homme requin de Sossa-Dede et Grande coiffe en plume, anonyme Dakota, qui permettent à Christine Ferrari-Breeur et Marie Malaurie-Vignal d’étudier les problématiques de la restitution des œuvres volées lors de la colonisation ou de l’appropriation culturelle. La cueillette des pois, de Camille Pissarro et Carrefour à Sannois, de Maurice Utrillo permettent à Laurence Mauger-Vielpeau et Gérard Sousi d’aborder la restitution des tableaux volés par l’occupant nazi. L’Agnus Dei de Francisco de Zurbaràn amène, lui, Yolanda Bergel Sainz de Baranda à scruter la législation espagnole sur l’exportation d’œuvres d’art faisant partie du patrimoine national. La Grande Vague de Kanagawa, d’Hokusai conduit Blanche Sousi à s’interroger sur la légitimité et la régulation des NFT (jetons informatiques non fongibles authentifiés par le mécanisme de la blockchain et reproduisant une œuvre d’art).
Je m’arrêterai là, tout en précisant qu’un certain nombre de contributions ont un rapport plus distendu avec le droit, ce qui ne les rend évidemment pas sans intérêt. Parmi celles-ci, Dans l’arbre, d’Alexandre Hollan, qui permet à Xavier Thunis de disserter brillamment sur la notion de regard et notamment sur les approches nécessairement différentes du peintre et du juriste sous cet angle de vue.
Carbonnier a admirablement montré que le droit est discontinu et que cette discontinuité, qui contredit un postulat du « droit dogmatique » en vertu duquel « la règle juridique est un soleil qui ne se couche jamais » est liée à l’alternance du jour et de la nuit. Il est vrai que le confinement imposé par le droit d’exception qui fut un temps adopté pour lutter contre l’épidémie de Covid-19 a pu contrarier la succession de ces deux périodes de la journée. Mais cela n’affecte pas le constat général : « Le droit est diurne, et la nuit n’est plus pour lui qu’un vide qu’il abandonne, ou un inconnu qu’il redoute ». Or, si la lumière est providentielle, si « le progrès technique, en fournissant à l’homme de nouveaux moyens d’éclairage, individuels ou collectifs, lui donne de plus en plus l’impression de faire reculer les ténèbres », le Doyen n’y voit que des « peines perdues » car « la nuit, dans son épaisseur essentielle, demeure inentamée ». La fée électricité ne bouleverse pas la discontinuité du droit. Thémis, épouse de Zeus, a beau avoir les yeux bandés, elle distingue parfaitement le jour de la nuit (Charles-Édouard Bucher, à propos de La Fée électricité, de Raoul Dufy).
Patrick Henry,
Ancien Président