« Un pays où l’on se déchire à propos du sort d’un petit capitaine juif est un pays où il faut aller ».
Ce livre est-il, avant tout, l’histoire d’une profonde désillusion ?
Idiss est la grand-mère de Robert Badinter. Elle vivait, au tournant des XIXe et XXe siècle, en Bessarabie, région aujourd’hui partagée entre la Roumanie et la Moldavie, mais qui appartenait alors à la Russie, au cœur de ce que l’on appelait alors le Yddishland, longue région frontière qui s’étendait de la Baltique à la Mer Noire aux confins de l’empire des Tsars.
Il y avait les pogroms. Il y avait l’antisémitisme. Comme avant. Comme aujourd’hui.
La France était le pays des droits de l’homme. D’un idéal fait de liberté, d’égalité et de fraternité.
Lorsque l’exil s’imposa comme la voie inéluctable, c’est donc tout naturellement que la famille d’Idiss, morceau par morceau, prit le chemin de Paris. Son mari, Shulim, et ses deux fils, Avroum et Naftoul, l’avaient précédée. Elle voyageait avec sa fille, Chifra, qui allait quelques années plus tard épouser un autre juif bessarabien émigré, Simon Badinter.
Il y eut 14-18. Il y eut les années folles. Il y eut la crise. Il y eut les années ’30 et les montées, parallèles, du socialisme (qui mena au Gouvernement de Léon Blum en 1936) et du nazisme.
Dans cette France de l’accueil, la famille, n’épargnant pas son labeur, prospéra. Certes, l’antisémitisme n’était pas absent. Mais il n’empêchait personne de vivre, de travailler, d’aller à l’école ou à l’opéra. Il y avait des chrétiens et des juifs, des émigrés et des nationaux, des ouvriers et des commerçants. Ce dont souffrait d’abord Idiss n’était pas d’être juive, ni d’être une immigrée, ni de parler un français approximatif tinté d’un fort accent Yddish, mais d’être analphabète.
C’est dans cette France que Simon, qui a monté un commerce de fourrure qui s’est développé à une vitesse fulgurante, et Chifra, devenue Charlotte, donnent naissance à deux fils, Claude et Robert. L’histoire de leur enfance ne diffère pas fondamentalement de celle de mes père et mère. Il y avait l’école, les vacances à la mer, les amis. Mais aussi une crainte un peu sourde : celle qui naissait lorsque, par les ondes radios, venait, de l’autre côté de la ligne Maginot, cette voix qui vociférait sa haine des juifs. Une crainte que l’on n’exprimait guère, qui ne poussait pas à un nouvel exil. Car ces juifs, fraichement naturalisés, avaient foi en leur nouveau pays, en son armée, en sa force, en ses valeurs.
Vint l’été 40, celui de la débâcle. Puis l’hiver 42, celui de l’ignominie. Parmi ceux qui n’en revinrent pas on compte Simon, sa mère Schindler et Naftoul. Idiss non plus ne survivra pas à la guerre, emportée par un cancer au printemps 42.
Ces hommes et ces femmes avaient cru en la France. Elle les avait trahis.
La force de cet ouvrage est de nous raconter tout cela sans emphase, sans paraphrase, sans leçon, au travers d’une destinée qu’il faut peut-être, malheureusement, qualifier d’ordinaire. Idiss fut femme, mère, grand-mère, comme tant d’autres, sans excès, avec des années de bonheur mais aussi en croisant le malheur extrême.
Et nous lui devons un avocat exceptionnel, celui auquel elle donnait des chocolats en cachette, en lui disant « Mange, mon chéri, c’est si bon ». Est-ce d’elle qu’il tient sa force, son apparente équanimité, sa résilience, sa persévérance ? Sans doute.
Parmi les souvenirs qu’Idiss a transmis à Robert, il y a cet épisode où, à Vienne, pendant l’exil, Chifra avait été approchée par un personnage douteux, qui lui avait offert une glace, et qu’Idiss mit en fuite à coups de parapluie.
« Elle concluait par cette pensée profonde : « L’homme est mauvais. » Bien des années plus tard, j’avais fait de cet axiome un principe d’éducation. Et je répétais à ma fille Judith, alors âgée de dix-huit ans, qui s’en divertissait : « L’homme est mauvais », ajoutant par prudence : « surtout le jeune homme ». Ainsi se transmet la sagesse des aïeules… ».
Cela s’est passé près de chez nous, il n’y a pas si longtemps.
Idiss, par Robert Badinter, Fayard, 2018, 230 p., 22,85 €.