Le Fil blanc : le Classique
Pour rappel, la version classique du Fil blanc aborde chaque mois (une Tribune sur deux), par le biais d’un article qui se veut court et lisible, un thème spécifique relatif à la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme, pour vous informer et vous rappeler que l’assujettissement est plus rapide que beaucoup ne l’imaginent.
Sa Spin-off examine chaque mois (l’autre Tribune sur deux) une branche spécifique du droit à la loupe, afin de déterminer où sa pratique pourrait donner lieu à un assujettissement et quels y seraient les indices d’un éventuel blanchiment.
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« Compte de tiers », avez-vous dit ?
« Ni pour autrui , ni pour toi
De ton compte de tiers, jamais tu n’abuseras.
A défaut, sous tes pas
L’Enfer s’ouvrira
La toge, tu trahiras
Et tes pairs tu perdras »
Le compte de tiers c’est un truc bizarre, entre l’outil utile de l’avocat et une fonction de banquier un peu contre nature.
Le compte de tiers a un goût de schizophrénie professionnelle ; on le gère mais on n’y touche pas, titulaire sans être propriétaire.
Alors c’est quoi exactement ?
Le compte de tiers est un compte bancaire et donc à ce titre soumis aux obligations… « bancaires », évidence qui est souvent perdue de vue.
Sa particularité est d’être l’objet d’un cadre juridique polymorphe. Outre le droit bancaire, il est soumis aux règles judiciaires, déontologiques, civiles et pénales.
Il en existe plusieurs formes, limitons-nous aux textes qui intéressent notre belle profession.
Le Code Judiciaire, dans son livre III, chapitre II définit les « Prérogatives et devoirs des avocats ». Les articles 446 quater et 446 quinquies (les titres et valeurs au porteur) déterminent les conditions d’existence des comptes de tiers. L’article 446 quater du Code Judiciaire renvoie expressément au code de déontologie, ce qui est logique puisqu’il faut être « avocat » : seconde lapalissade !
« Prérogative » liée à la qualité d’avocat et à la confiance en celle-ci, notre code de déontologie comporte un ensemble de règles énumérées au chapitre 8 « Fonds de tiers » et repris aux articles 4.71 à 4.84. On y retrouvera notamment les mécanismes de contrôle qui conditionnent la sanctuarisation du compte et l’opposabilité de celle-ci. En cela, ne pas respecter ces règles annihile son statut particulier.
Notons que le chapitre immédiatement suivant dans le code de déontologie est relatif au « blanchiment » tant les deux sujets sont intimement liés.
Si les conditions sont respectées, ce compte échappe aux règles civiles ou commerciales qui touchent le patrimoine personnel de l’avocat. Ainsi les avoirs sur ce compte ne peuvent être saisis dans le cadre d’action en responsabilité contre l’avocat titulaire, ils ne font pas masse lors d’une succession ou d’un divorce, ils échappent à la fiscalité et ne peuvent servir de gage aux créanciers de l’avocat.
Pénalement, le compte de tiers est protégé. Les infractions classiques de détournement, d’abus de confiance ou d’escroquerie peuvent se rencontrer mais, plus finement, on pensera à l’article 505 du Code Pénal ou encore aux articles 136 à 138 de la Loi du 18 septembre 2017 « relative à la prévention du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme et à la limitation de l'utilisation des espèces ». Il me semble opportun de s’arrêter également sur la notion d’abus de confiance : le concept même montre que le compte de tiers n’est pas le bien de l’avocat titulaire ; on n’abuse pas de sa propre confiance. En revanche, classiquement, cette prévention est vue comme la sanction d’un comportement au préjudice d’un client. Pour ma part, j’y vois aussi l’avocature tout entière comme victime car l’infraction nécessite la qualité qui relève exclusivement de l’Ordre et donc toute la confiance en la profession dans son ensemble. En ce sens, c’est, me semble-t-il, à juste titre que plusieurs Ordres se sont constitués partie civile en pareille situation.
Et voilà que je vous perds… je sens bien la lassitude du lecteur sauf chez celui, ou celle, qui se demande encore pourquoi ce compte ne peut être en négatif… ou, cas vécu, chez ce confrère qui énonça publiquement qu’aucun blanchiment par le compte de tiers n’est possible et ne lui serait imputable « puisque cela appartient à un tiers ! ». Parfois, la psychiatrie n’est plus une option !
Comment simplifier le concept au point de le rendre plus évident ? Tout simplement en reprenant la définition du Code Judiciaire : « Les fonds reçus par les avocats dans l'exercice de leur profession au profit de clients ou de tiers ». Tout est dit !
Ce sont donc des fonds et pas des objets (exception : 446 quinquies) reçus par un avocat à raison de sa qualité (non radié) dans le cadre exclusif de sa profession (pas à titre privé ou commercial) au profit d’autrui (jamais de lui-même).
Ceci suppose que les fonds soient licites, et que le transfert et la réception le soient tout autant. Ceci suppose qu’il y ait un « exercice » et donc une mission légale, définie et déontologique d’avocat et que ces fonds soient destinés à des tiers dans le cadre d’une mission licite, finalité et tiers qui doivent donc être légaux et licites.
Des fonds licites exigent que l’origine soit légale et pour ce faire connue et identifiée. La réception ne peut être la participation à un blanchiment lié à une infraction ex ante ou en alimenter voire en créer une ou plusieurs ex post. Autrement dit, pas question de sanctuariser l’argent de la drogue du cousin colombien et pas question de financer des projets terroristes du copain d’extrême droite.
Le cadre professionnel est limitatif ; pas question d’utiliser « son » compte de tiers pour des opérations privées, comme payer ses propres dettes, investir ou jouer au casino… bref sortir de l’exercice de la profession ! On pensera aussi et particulièrement au champ d’application du dispositif préventif en matière de blanchiment, à la circonstance aggravante de la qualité d’avocat qui va bientôt nous tomber dessus comme la vérole sur le bas clergé.
Un tiers légal, à l’origine et à la réception, veut dire que ce tiers ne doit pas être dessaisi de son patrimoine (failli, médié de dette, mis sous protection, …) ou interdit de transaction par une norme internationale ou de relation économique (par pure imagination…, un oligarque russe tenancier d’un club de foot). Ce tiers doit donc nécessairement être identifié. On se rappellera encore le principe « Qui paye mal, paye deux fois ! »
Enfin le concept exige que l’ensemble de l’opération de réception-garde-transfert soit évidemment légale et ne constitue pas un montage « malin » - au sens de « satanerie » - réprimé par la Loi… on pense à la fiscalité et sa lecture à la Bernard Gui...
Le reste… vous lirez ; d’autres ont écrit des pages bien plus savantes.
Un dernier mot sur le détournement « Primum vivere ». Je ne parle pas de sombres machinations dolosives qui relèvent de la truanderie mais bien de l’avocat, seul et en urgence, sur qui le malheur s’est abattu : aucun de nous n’est à l’abri. Un divorce, un sinistre, une maladie et les charges deviennent des dettes, les dettes une tentation. Pour citer Victor Hugo, il est facile de ne pas voler un pain au sortir de table ; après trois jours de jeûne, c’est autre chose ! Ce qui tue alors c’est l’aveuglement de la bonne foi… « Demain, je les remettrai ». C’est l’erreur du noyé qui pour se sauver, boit l’eau et oublie qu’il ne pourra jamais vider la rivière. Il faut trouver le courage d’aller vers son Bâtonnier avant. Non pas que celui-ci vous aime ou sera votre CPAS mais parce qu’il fera tout pour vous aider tant il est conscient que si vous passez la ligne blanche votre drame individuel deviendra flétrissure collective et que, gardien de tous et toutes y compris du futur, il n’a vraiment pas envie de lire dans la presse, libre mais subventionnée, « Encore un avocat qui… ».
Revenons au sujet. Pourquoi vous ennuyer avec ce qui parait évident ? Tout simplement parce que le compte de tiers mal géré est la source de trois périls graves. Le premier est l’introduction d’un contrôle administratif, externe à la profession, qui nécessairement portera atteinte à la Liberté de l’Avocature outre qu’il augmentera considérablement le coût de nos cotisations. Le deuxième réside dans les qualifications pénales qui peuvent vous détruire et vous chasser de notre profession en salissant l’Ordre tout entier. Le troisième, le plus grave, est tout simplement la participation à une criminalisation de notre société et mes yeux carolos se tournent vers Anvers et les Pays Bas, mes oreilles entendent les alertes répétées d’un juge bruxellois presque pensionné qui eût pu s’appeler Cassandre.
Le compte de tiers, honneur et faiblesse de l’avocature, mérite d’être défendu avec rigueur. Il est l’expression de la confiance d’une société dans le Barreau. Le trahir c’est trahir le Barreau tout entier et le mettre en péril en perdant la confiance de cette société qui elle-même perdra alors ce que la CEDH dit de nous « un élément essentiel à l’Etat de droit démocratique ».
Yves Demanet
Membre de la Commission anti-blanchiment d’AVOCATS.BE
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