Ligue des droits humains, Liga voor mensenrechten c. Etat belge

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Que s’est-il dit à l’audience du 12 mars 2021 ?

Ce vendredi 12 mars, à 9h, à l’audience en référé du Tribunal de première instance francophone de Bruxelles se joue le procès qui oppose la Ligue des droits humains et la « Liga voor mensenrechten » (ci-après, la « LDH/LVM ») à l’Etat belge. Monsieur Quentin Dujardin, musicien ayant été verbalisé pour avoir tenu un concert devant 15 personnes dans une église à Crupet, est partie en intervention volontaire.

L’enjeu est d’obtenir une décision de justice sur la légalité des arrêtés ministériels successifs pris par le gouvernement belge pour faire face à la crise sanitaire, lesquels sont critiqués en ce qu’ils restreignent les droits et libertés fondamentaux des citoyens et imposent des sanctions pénales, avec comme principale base légale invoquée, la loi du 15 mai 2007.

La salle est… étonnamment vide. Excepté les conseils respectifs des parties, Monsieur Dujardin, quelques représentants de la LDH/LVM et deux membres d’une association d’étudiants, la presse manque à l’appel. Une journaliste de l’agence Belga fera son apparition à mi-audience, au début des plaidoiries de l’Etat belge.

Pas de débats parlementaires depuis un an

La LDH/LVM introduisent le propos : « Le 13 mars 2020, la Belgique annonçait l’état d’urgence sanitaire et imposait à ses citoyens des mesures liberticides drastiques ». À l’aube de ce premier confinement, la Chambre des représentants avait accordé au gouvernement sa confiance pour prendre des mesures d’urgence afin d’affronter une situation sans précédent. Ces pouvoirs spéciaux ont été accordés pour une période de trois mois. À l’issue des trois mois, le Parlement n’est toutefois plus intervenu. Depuis le 13 mars 2020 et jusqu’à aujourd’hui, la situation est réglée uniquement par arrêtés ministériels successifs. La Chambre n’a, à l’heure actuelle, jamais débattu aucune des mesures prises par le gouvernement et n’a donc jamais contrôlé leur légitimité ni leur proportionnalité, en violation de la séparation des pouvoirs qui doit exister dans un Etat de droit.

L’Etat belge précise à cet égard que la réelle intention de la LDH/LVM en intentant ce procès est la suspension des arrêtés ministériels en attente d’une loi. Selon l’Etat belge, la réparation en nature d’une carence législative c’est l’adoption d’une loi. Or, un avant-projet de loi de la ministre Verlinden vient d’être soumis à la Chambre, faisant ainsi disparaitre l’objet des demandes de la LDH/LVM.

La LHD/LVM répliqueront que cet avant-projet de loi est loin d’être définitif et qu’il reprend très largement le libellé de toutes les mesures qui existent déjà. Il vient donc en réalité ratifier ce que le gouvernement a fait dans le passé et veut pallier a posteriori, l’absence de base légale a priori.

Base légale des mesures sanitaires

Au cours des plaidoiries, la LDH/LVM cadrent le débat : « L’objet du litige en cause, n’est pas l’utilité des mesures, mais leur légalité ». Selon elles, la base légale invoquée par le gouvernement (la loi du 15 mai 2007 relative à la sécurité civile) n’est pas suffisante. Cette loi a été adoptée suite à l'explosion d'une conduite de gaz à Ghislenghien en 2004. L’article 3 de cette loi définit la sécurité civile[1]. Une situation de pandémie n’y est pas visée. Dans le passé, la section législation du Conseil d’Etat s’est prononcé de manière sévère sur l’obligation d’une base légale solide lorsqu’il s’agissait de limiter les droits fondamentaux (notamment, lors de l’adoption du plan d’urgence national pour la gestion d’accidents nucléaires et radiologiques[2]). En 2009, lors de l’épidémie de la grippe H1N1, le Parlement avait estimé nécessaire de se saisir de la question. Un projet de loi qui accordait certains pouvoirs au Roi avait été adopté et le Conseil d’Etat avait estimé que ce projet de loi donnant au Roi le pouvoir d’imposer des sanctions pénales violait la Constitution.

L’Etat belge réplique qu’il est exact que la loi du 15 mai 2007 ne prévoit pas expressément la situation d’une pandémie, mais que « la ministre de l’Intérieur a parmi ses compétences celle de prendre des mesures pour assurer la protection de la population et de l’éloigner des lieux particulièrement exposés au danger » (l’Etat belge fait référence à l’article 182 de la loi du 15 mai 2007)[3]. Il rappelle les pouvoirs du ministre de l’Intérieur en matière de police. La présidente du Tribunal demande si une telle délégation de pouvoirs existe de facto ou si un cadre légal prévoyant et encadrant ces pouvoirs est systématiquement nécessaire. L’Etat belge répond que cette question doit faire l’objet de plus amples vérifications. Il poursuit en précisant qu’il y a un an, on ne savait rien du virus (on ne savait pas s’il fallait ou non porter un masque, si le virus circulait plus dans des lieux clos, etc.). L’adoption d’une loi qui encadre une situation particulière sans précédent, requiert du recul. C’est pour cette raison qu’un avant-projet est adopté maintenant.

Compétence du juge

La LDH/LVM basent leur action sur les articles 144 : « Les contestations qui ont pour objet des droits civils sont exclusivement du ressort des tribunaux » et 159 de la Constitution : « Les cours et tribunaux n'appliqueront les arrêtés et règlements généraux, provinciaux et locaux, qu'autant qu'ils seront conformes aux lois ». Selon elles, vu que les mesures portent atteinte à des libertés fondamentales, le Tribunal est compétent. Dans un arrêt, le Conseil d’Etat a déclaré ne pas être le juge naturel de la légalité des actes et a, partant, reconnu la compétence des tribunaux en la matière[4]. Selon la LDH/LVM, si les cours et tribunaux se déclaraient incompétents, aucune autre instance ne serait compétente pour contrôler la légalité des mesures adoptées par le gouvernement, ce qui constituerait une violation du droit à l’accès à un juge. La LDH/LVM précisent qu’elles ne demandent pas au Tribunal d’annuler les arrêtés ministériels, mais de surseoir à leur exécution dans l’attente du vote d’une loi, et de demander au ministre de la Justice qu’il donne instruction à ses services de ne plus poursuivre pénalement les citoyens.

L’Etat belge note que les termes « suspendre/surseoir à l’exécution » des arrêtés ministériels ressemblent furieusement aux termes des lois coordonnées sur le Conseil d’Etat et que l’article 159 de la Constitution n’est pas une clause d’attribution de compétence aux juridictions. L’article 159 pourrait uniquement être invoqué par un individu, comme Monsieur Dujardin si celui-ci se trouvait poursuivi devant un Tribunal de police.

L’urgence et l’apparence de droit

L’Etat belge conteste l’urgence de l’action de la LDH/LVM et estime, notamment, qu’elles ne démontrent pas de dommage in concreto.

La LDH/LVM rappellent la longue liste de droits fondamentaux garantis, notamment, par la Constitution et la Convention européenne des droits de l’homme, qui ont été retirés aux belges et le nombre d’entreprises et de personnes touchées (personnes en détresse psychologique, jeunes, enfants, étudiants, travailleurs privés de leur emploi, individus privés d’activités culturelles et sportives, femmes, hommes, enfants victimes de violence, personnes âgées isolées, etc.). Elles considèrent que les atteintes aux libertés des citoyens, qui en cas d’écart sont sanctionnés par des peines pénales, sans base légale valable, constituent une voie de fait dont l’Etat se rend responsable.

L’Etat belge réplique que si la voie de fait ou l’apparence de droit était évidentes, la LDH/LVM n’auraient pas écrit plus de 150 pages de conclusions [sic.].

Négationnisme

L’Etat belge a écrit dans ses conclusions que la LDH/LVM tenaient des propos négationnistes notamment en niant la mortalité et la gravité de la pandémie. La LDH/LVM rappellent que le négationnisme est une accusation grave qui est pénalement répréhensible et n’estiment pas s’être rendues coupables d’une telle infraction. À l’audience, l’Etat belge fait marche arrière sur cette accusation.

La position du Conseil d’Etat

Selon l’Etat belge, dans les actions relatives à la pandémie introduites devant lui, le Conseil d’Etat ne se serait pas toujours limité à des décisions portant uniquement sur le défaut d’intérêt à agir ou d’urgence. Parmi les arrêts prononcés (une centaine), l’Etat belge en a identifié 16 où le Conseil d’Etat s’est penché sur le sérieux des moyens invoqués. Cette jurisprudence confirme l’absence d’une illégalité prima facie.

La LDH/LVM considèrent que l’usage de termes comme « la fermeture de l’HORECA semble nécessaire… », « les mesures semblent trouver une base juridique… » (inhérent à une procédure au provisoire, comme le rappelle l’Etat belge) n’est pas de nature à trancher définitivement ces questions en droit. La LDH/LVM rappellent qu’aucun des 34 arrêtés ministériels adoptés n’a été soumis à la section législation du Conseil d’Etat. En règle, elle doit pourtant être consultée, sauf cas d’urgence dument motivé. La pratique du gouvernement a consisté à copier un même paragraphe-type dans tous ses arrêtés ministériels pour justifier l’urgence et ainsi éviter le contrôle de la section législation du Conseil d’Etat.

L’Etat belge répond qu’il convient de ne pas uniquement avoir égard au paragraphe introductif qui motive l’urgence de chaque arrêté ministériel. Le gouvernement a aussi mis en place des « rituels » qui balisent l’adoption de ces arrêtés : (i) dans un premier temps les experts rendent un avis, (ii) ensuite les ministres se concertent en comité et débattent des mesures, (iii) puis envoient leur projet d’arrêté à plusieurs autorités pour avis, (iv) et enfin, l’arrêté est adopté et publié au Moniteur belge. Ce processus prend maximum 3 jours.

La violation du droit à la liberté d’expression de Monsieur Dujardin

Par le biais de son intervention volontaire à la cause, Monsieur Dujardin explique qu’il considère avoir été discriminé sur la base de sa conviction religieuse. Son concert musical donné dans une église, a été interrompu par la police parce qu’il ne s’agissait pas d’une célébration religieuse qui, elle, bénéficie d’une dérogation ministérielle (maximum 15 personnes). Selon lui, l’Etat belge opère une échelle de valeurs, une distinction entre deux droits fondamentaux : la liberté d’expression et la liberté d’exercer son culte.  

La présidente demande à l’Etat belge, toutes circonstances étant les mêmes (distances physiques, port du masque, limitation du nombre de participants), quel est le critère objectif qui permet de différencier un concert donné dans une église et un office religieux et donc de justifier l’interdiction dans un cas et pas dans l’autre.

L’Etat belge répond que M. Dujardin se plaint de sa situation individuelle mais que chaque mesure sanitaire est différente en fonction de l’objectif. « C’est comme demander : pourquoi ne peut-on être que 15 personnes dans la basilique de Koekelberg, mais 500 personnes à l’Innovation » et qu’il n’appartient pas au juge de se mettre dans la chaise du ministre.  

* * *

L’Etat belge clôture sa plaidoirie en prévenant des conséquences catastrophiques qu’aurait la décision du Tribunal si, du jour au lendemain, les mesures sanitaires n’étaient plus appliquées par la population belge et que cela signifierait l’effondrement du système des soins de santé au bout de 6 semaines.

La LDH/LVM relèvent qu’à aucun moment, l’Etat belge n’a défendu la solidité de la base légale invoquée pour ses arrêtés ministériels, alors qu’il s’agit du cœur des débats.

À l’issue de pas moins de quatre heures de plaidoiries animées, il n’est pas possible de prévoir de quel côté penchera la balance de la Justice (à condition que celle-ci se déclare compétente). Une chose est sûre, qu’il se passe dans les prétoires, les parlements, les médias ou la place publique, le débat qui questionne l’action gouvernementale dans un Etat de droit, est et restera toujours, essentiel.  

 

Stephanie Michiels,
Ancienne avocate, actuellement juriste dans une institution publique

[1] Art. 3 : « La sécurité civile comprend l'ensemble des mesures et des moyens civils nécessaires pour accomplir les missions visées par la loi afin de secourir et de protéger en tous temps les personnes, leurs biens et leur espace de vie.

  Les services de la sécurité civile, à l'exception de ce qui concerne les missions des secours médicaux, sanitaires et psychosociaux, sont organisés et structurés conformément aux articles 4 à 6. »

[2] Arrêté royal du 1er mars 2018 portant fixation du plan d’urgence nucléaire et radiologique pour le territoire belge, M.B. 06.03.2018, pp. 18743 et s.

[3] Article 182 : « Le ministre ou son délégué peut, en cas de circonstances dangereuses, en vue d'assurer la protection de la population, obliger celle-ci à s'éloigner des lieux ou régions particulièrement exposés, menacés ou sinistrés, et assigner un lieu de séjour provisoire aux personnes visées par cette mesure; il peut, pour le même motif, interdire tout déplacement ou mouvement de la population.

  Le même pouvoir est reconnu au bourgmestre. »

[4] Arrêt du 31 décembre 2020, n°249.400 : « De plus, la Constitution n’érige pas le Conseil d’État en « juge naturel » des règlements puisque l’article 159 de la Constitution prévoit que les cours et tribunaux n’appliqueront les arrêtés et règlements généraux, provinciaux et locaux, qu’autant qu’ils seront conformes aux lois. L’appréciation du Conseil d’État, dans le cadre d’un référé administratif, sur le caractère sérieux d’un moyen ne serait pas contraignante pour les juridictions de l’ordre judiciaire qui exercent elles-mêmes un contrôle juridictionnel de légalité des actes réglementaires. »

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