Jurisprudence de la CEDH – Lutgen c. Luxembourg – Liberté d’expression de l’avocat

Le 16 mai 2024, la Cour européenne des droits de l’homme a rendu un arrêt Lutgen c. Luxembourg.

Les faits

Le 27 mai 2019, dans le cadre d’un accident mortel sur le site de Differdange, le conseil d’ArcelorMittal demande à un juge d’instruction une levée de scellés sur des clés nécessaires à la remise en route du site. Le juge le faisant patienter, l’avocat écrit à nouveau et téléphone, sans succès, si bien qu’il écrit aux ministres de la Justice et de l’Économie, avec copie à la procureure générale d’État, un courrier faisant état de cette inertie et des problèmes, déjà rencontrés par le passé d’ailleurs, avec ce juge. La procureure générale d’État se plaint que l’avocat ait contacté des membres du pouvoir exécutif dans le cadre d’une instruction en cours. Les scellés furent néanmoins levés et l’avocat remercia la procureure général d’État et ajouta qu’il s’était « adressé aux autorités gouvernementales [parce qu’il était] en train de paver le chemin pour pouvoir conseiller à [s]a mandante d’engager la responsabilité civile de l’État (...) une fois qu[‘il] aurai[t] pu constater que le maintien d[es] scellé[s] n’avait aucune raison d’être, sauf l’incurie des intervenants ». Il conclut être « bien heureux de constater que [s]on message a[vait] été compris et que la responsabilité de l’État et du juge ne saurait être engagée et c’est tant mieux ».

Quelques jours plus tard, le parquet ouvre une information des chefs d’intimidation de magistrat et d’outrage à magistrat… Une procédure disciplinaire fut aussi ouverte à son encontre, puis classée sans suite. Mais l’avocat fut renvoyé en correctionnel, acquitté de la prévention d’intimidation de magistrat mais condamné pour outrage à magistrat. La Cour d’appel confirma en grande partie le jugement, acquittant l’avocat pour un courriel du 3 juin 2019, mais pas pour le premier du 29 mai 2019. 

La Cour de cassation rejette notamment le moyen tiré d’une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression.

La décision de la CEDH

Comme le rappelle notre excellente Anne Jonlet dans sa note actualités européennes, la Cour (5e section) a dit à l’unanimité qu’il y avait eu en l’espèce violation de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui protège la liberté d’expression. La Cour a estimé qu’en l’espèce, les juridictions pénales luxembourgeoises n’ont « […] pas ménagé un juste équilibre entre la nécessité de garantir l’autorité du pouvoir judiciaire et celle de protéger la liberté d’expression du requérant en sa qualité d’avocat. »

L’Ordre des avocats du Barreau de Luxembourg était tiers-intervenant à l’instance. L’Ordre a en effet considéré qu’un procès pénal, dans lequel un avocat est prévenu pour des faits commis dans l’exercice de sa profession, intéressait les autorités ordinales dès lors qu’il risquait d’impacter, de façon générale et pour l’avenir, l’exercice de la profession.

Plus précisément, la Cour rappelle que les principes généraux concernant la liberté d’expression et, plus particulièrement, celle des avocats, ont été résumés dans l’arrêt Morice c. France ([GC], no 29369/10, §§ 124 à 139, CEDH 2015) et rappelés dans l’arrêt Pais Pires de Lima c. Portugal (no 70465/12, §§ 57 à 64, 12 février 2019).

Elle précise que « les autorités d’un État démocratique doivent tolérer la critique, lors même qu’elle peut être considérée comme provocatrice ou insultante (voir, notamment, Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 46, série A no 236), et les limites de la critique admissible peuvent dans certains cas être plus larges pour les fonctionnaires agissant dans l’exercice de leurs pouvoirs que pour les simples particuliers (Nikula c. Finlande, no 31611/96, § 48, CEDH 2002 II). Cependant, la Cour reconnaît aux autorités compétentes des États la possibilité d’adopter, en leur qualité de garantes de l’ordre public, des mesures même pénales, destinées à réagir de manière adéquate et non excessive à de pareils propos (Castells, précité, § 46).

« La Cour rappelle que pour apprécier si une déclaration contestée était justifiée, il convient de distinguer entre déclarations de fait et jugements de valeur (Morice, précité, § 155). La qualification d’une déclaration en fait ou en jugement de valeur est une question qui relève en premier lieu de la marge d’appréciation des autorités nationales, en particulier des juridictions internes. La Cour peut toutefois estimer nécessaire de procéder à sa propre évaluation des déclarations litigieuses (Egill Einarsson c. Islande, no 24703/15, § 48, 7 novembre 2017, ainsi que la référence y citée). »

« La Cour rappelle qu’en dehors de l’hypothèse d’attaques gravement préjudiciables dénuées de fondement sérieux, compte tenu de leur appartenance aux institutions fondamentales de l’État, les magistrats peuvent faire, en tant que tels, l’objet de critiques personnelles dans des limites admissibles, et non pas uniquement de façon théorique et générale. À ce titre, les limites de la critique admissibles à leur égard, lorsqu’ils agissent dans l’exercice de leurs fonctions officielles, sont plus larges qu’à l’égard de simples particuliers (Morice, précité, § 131) ».

En l’espèce, la Cour estime que « les affirmations du requérant, bien qu’elles eussent une connotation franchement désobligeante et qu’elles fussent formulées sur un ton critique à l’égard du juge, ne sauraient toutefois être qualifiés d’injurieuses au sens de l’article 10 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Radobuljac c. Croatie, no 51000/11, § 66, 28 juin 2016, où la Cour a jugé que l’affirmation d’un avocat selon laquelle le comportement d’un juge dans une procédure était « absolument inacceptable » ne saurait être qualifiée d’insultante au sens de l’article 10 de la Convention ; comparer avec Coutant c. France (déc.), no 17155/03, 24 janvier 2008, où la Cour a conclu à la proportionnalité de l’ingérence dans une affaire dans laquelle une avocate avait été condamnée à une amende pour avoir publié un communiqué de presse dénonçant « l’infamie des procédés employés par les sections spéciales de la justice, sous prétexte de lutte anti-terroriste », et notamment l’emploi de « moyens terroristes » ainsi que « la pratique des rafles, selon des méthodes dignes de la gestapo et de la milice ») ».(…) « Adressés par écrit aux seules autorités alors en charge du maintien de l’ordre dans les tribunaux, les propos du courriel litigieux n’ont par ailleurs fait l’objet d’aucune publicité (Rodriguez Ravelo c. Espagne, no 8074/10, § 48, 12 janvier 2016) » (…) « Prises, comme il se doit, dans leur contexte, les expressions – qui visaient à signaler une situation que le requérant jugeait inacceptable – ne sauraient être considérées comme une « attaque personnelle gratuite » dirigée contre le juge (Gouveia Gomes Fernandes et Freitas e Costa c. Portugal, no 1529/08, § 51, 29 mars 2011), et elles étaient utilisées dans le contexte de la défense par l’intéressé des intérêts de son client »

Jean-Joris Schmidt,
Administrateur

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