France Blanmailland primée par l’ULB

L’avocate France Blanmailland a reçu le prix 2021 de la faculté de droit et de criminologie de l’Université Libre de Bruxelles pour son parcours exemplaire et inspirant. 

Ne recherchant pas les honneurs, c’est dans la discrétion que France Blanmailland poursuit sans relâche et avec la même combativité qui la caractérise, son engagement de presque cinquante ans pour le droit des étrangers, l’antiracisme, la multiculturalité, les droits humains, la démocratie.

Engagée, elle se dévoue pour le barreau de Bruxelles où elle continue aujourd’hui d’assurer des permanences de première ligne. 

Elle est active ou a été active dans de multiples associations telles que le Ciré, qu’elle préside pendant de nombreuses années, l’Association pour le Droit Des Etrangers, le Syndicat des Avocats pour la Démocratie (SAD), le MRAX, et tant d’autres…

En 2013, elle est nommée à la présidence du Conseil Supérieur de la Justice. 

Que ce soit pour partager des idées, des argumentaires juridiques, écrire des articles, les relire, donner des formations, être membre d’un comité d’accompagnement d’un doctorant, participer à un workshop, … France Blanmailland ne dit jamais non. Elle insuffle des idées et inspire de nombreuses personnes, à commencer par les nombreux stagiaires qui ont eu la chance et l’honneur de travailler à ses côtés. 

Impossible de ne pas souligner aussi combien elle exerce son métier d’avocate avec loyauté, elle respecte et est respectée, défendant ses clients sans aveuglement et toujours fidèlement à ses valeurs. Sa crédibilité est une force que tout jeune avocat rêverait d’atteindre.

Elle a défendu de très nombreuses causes. Des dossiers les plus ordinaires aux cas les plus spectaculaires comme lorsqu’elle a représenté le l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes dans l’affaire Sadia et a pu faire admettre par le jury d’assise la circonstance aggravante du féminicide avant même que ce terme soit largement popularisé.

Le 28 avril dernier, à l’occasion de la remise du prix à l’ULB, France Blanmailland a prononcé une conférence retraçant sa longue pratique en droit des étrangers.

Céline Verbrouck
Avocate au barreau de Bruxelles

Interview de France Blanmailland

 
Pourquoi avoir choisi ce sujet ?

Bien sûr, parler du « droit des étrangers », c’est évoquer, nous le savons sans doute mieux aujourd’hui qu’hier, avec les milliers de réfugiés de guerre venus d’Ukraine, ou les programmes électoraux de pays voisins, ce qui est, avec l’effondrement climatique, la question centrale qui se pose à l’Europe en ce 21 ème siècle.

Un regard rétrospectif sur près de 50  ans de pratique du droit des étrangers est un excellent exercice pour essayer d’appréhender ce monde et ses évolutions dans leur subtile complexité, tout en assumant que fondamentalement les choses changent peu …

C’est aussi une illustration de ce que le droit, les lois, les règles, ne tombent pas du ciel mais répondent toujours à des évolutions sociales, en traduisant les rapports de force que toutes sortes d’acteurs établissent ; cela donne non pas l’image d’une évolution harmonieuse, mais un dessin de lignes qui avancent puis reculent, dont il n’est pas simple de donner une vue d’ensemble. 

Si j’ai choisi ce sujet, c’est aussi parce qu’il a dominé ma vie d’adulte. Pas vraiment ma vie d’étudiante, parce qu’à l’époque, il n’existait pas de cours de droit des étrangers, mais en tout cas mes débuts au Barreau. Quand je me suis lancée, après un an de travail en usine, dans la carrière d’avocate, nous étions en 1974, et le gouvernement venait de décider ce qu’on a appelé l’ « arrêt de l’immigration » , accompagné par une campagne de régularisation. Je ferai partie des grévistes de la faim qui contestaient les limites de cette régularisation, ce qui me fera perdre mon travail tout en me décidant à utiliser mon diplôme pour servir la cause de ceux qui paraissent avoir le plus besoin d’être défendus. Cela se fera sera dans le cadre de ce qu’on appelait à l’époque une « pratique de groupe », à Schaerbeek, qui était aussi le théâtre de nombreuses actions dirigées contre le racisme des autorités communales. 

Quel était le contexte juridique à l’époque ?

C’est donc de 1974, dont on peut rappeler qu’il s’agit de la période de la crise du pétrole et du chômage qui s’en suit, qu’on date classiquement l’arrêt de l’immigration. Nous reviendrons sur les exceptions à ce principe, mais disons, bien sûr en simplifiant de manière outrancière, que, avant cela, venir travailler en Belgique n’était pas très compliqué. D’une part, certaines arrivées massives en provenance de pays avec lesquels la Belgique a négocié des accords de main d’œuvre (les fameuses conventions bilatérales Maroc , Turquie 1964…), de l’autre des arrivées individuelles : l’obligation de détenir un visa n’était pas du tout généralisée (les Marocains et les Turcs n’avaient par exemple pas besoin de visa pour passer la frontière), et même si l’arrêté sur le permis de travail (datant de 1936) prévoit déjà l’obligation d’avoir un permis préalable à l’entrée, en réalité, il était assez facile de régulariser son séjour quand on avait trouvé un patron, et de le maintenir ensuite, surtout quand on a été rejoint par sa famille.

Mais la latitude laissée à l’administration est à l’époque énorme, et surtout, les voies de recours inexistantes. Il n’existe que peu de textes réglementaires, et le siège de la matière est une loi du 2 mars 1952, au nom évocateur de « loi sur la police des étrangers », héritée pour l’essentiel de la philosophie des arrêtés des années 30. Elle est rédigée en des termes particulièrement généraux, et délègue surtout à l’exécutif le droit d’élaborer des circulaires dont rien ne prévoit qu’elles doivent être publiées. 

Le Ministre de la Justice se voit reconnaître par son article 3 le droit de « renvoyer l’étranger qui ne respecte pas les conditions attachées à l’autorisation qui lui a été accordée, ou dont il juge la présence dangereuse ou nuisible pour l’ordre public, la sécurité ou l’économie du pays », cela sans autre forme de procès. 

L’Office des Etrangers est à l’époque un département de la Sûreté de l’Etat, et c’est souvent avec l’administrateur de la Sûreté, qu’on prend rendez-vous pour aller discuter du sort d’un client. Il n’y a que deux ou trois avocats seulement pour savoir de quoi il retourne, et pas de service social spécialisé. 

Il faut dire qu’en 1974, environ 70.000 personnes entraient en Belgique, pour 54.000 qui en sortaient. A titre de comparaison, nous savons qu’avant la pandémie, en 2019, nous avions 174.000 d’un côté, et 120.000 de l’autre  

Mais à l’époque déjà on discute ferme en coulisses sur les modifications à apporter au système. Des mesures de restrictions prises par deux ministres socialistes en 68 et 70, Major pour ce qui est des travailleurs, Vranckx pour les étudiants, ont entraîné des protestations que personne n’attendait, plus de 100 grévistes de la faim à l’université de Louvain notamment, et une commission, présidée par le sénateur Rolin, qui planche sur une refonte du droit. Elle piétine, minée par des positions politiques inconciliables, démocrates antiracistes d’un côté, pragmatiques effrayés par le chômage montant de l’autre, et rien ne bouge pendant dix ans, jusqu’à ce que des provocations du VMO, mouvement flamand d’extrême droite, et un attentant antisémite à Paris, débloquent la situation, qui débouche sur notre fameuse loi du 15 décembre 1980, appelée loi organique, qui reste aujourd’hui encore, 4O ans plus tard, le siège de la matière. 

Que dire de cette loi organique sur les étrangers ?

Cette loi aura été depuis lors modifiée plus de 100 fois, et s’accompagne d’innombrables arrêtés d’exécution et de circulaires. Elle est devenue illisible, et l’œuvre de réécriture déjà envisagée à de multiples reprises est peut-être en voie de se réaliser, comme le secrétaire d’état Sammy Mahdi s’y est engagé, et sur laquelle planche une commission, intelligemment constituée, qui a recueilli l’avis de praticiens, ce qui ne veut pas dire que la procession d’Echternach dont le droit des étrangers est coutumier ne va pas simplement se poursuivre… 

Dans le positif, il me semble que l’essentiel est que, globalement, le système de la faveur cède devant celui d’état de droit. L’étranger dispose dans une série de domaines de véritables droits à faire valoir par rapport à l’administration, et de recours si ces droits n’ont pas été respectés. Une fois le droit de séjour acquis, il est définitif. On peut ajouter le fait que les Belges et leur famille sont mis sur le même pied que les ressortissants de l’Union européenne, qui est encore la Communauté européenne, et que ces familles sont admises sans trop de formalités. C’est l’occasion de souligner que la Belgique, dès la conclusion des accords de main d’œuvre des années 60, a mis l’accent sur le regroupement familial. Il ne s’agissait sans doute pas de grandeur d’âme, mais plutôt d’anticipation de sérieux problèmes en matière de natalité, mais en tout cas, cette ouverture a existé, et est à la base de la société belge « superdiverse » d’aujourd’hui.

Mais la loi de 80 conforte le principe de la fermeture des frontières, -ce qui signifie la nécessité du visa préalable- et maintient le pouvoir discrétionnaire de l’Office des Etrangers pour l’autorisation de séjour et aussi l’éloignement.

Qu’y a-t-il de particulièrement marquant s’agissant spécifiquement du droit au regroupement familial ?

La question des familles illustre l’étroite imbrication de plusieurs domaines juridiques et humains. On le sait, la Belgique a eu en la matière une politique d’ouverture que peu de pays européens ont pratiquée. Elle était le fruit notamment de deux caractéristiques : la première fut l’accélération de l’accès à la nationalité belge, d’abord en 1984, puis en 2000, avant le retour en arrière radical de 2012. La seconde était que les familles de Belges ont été longtemps mises sur le même pied que les familles d’étrangers de l’Union, elles-mêmes encouragées depuis 1968 dans l’optique de favoriser la libre circulation. C’est ainsi que, suite notamment à une procédure menée par le MRAX, un arrêt de la Cour de Justice de juillet 2002 a mis fin aux ordres de quitter le territoire donnés à des conjoints de Belges qui n’avaient simplement pas de visa.

Parce que la Belgique n’est plus seule à décider … L’Union européenne a pris au fil du temps une place de plus en plus essentielle, notamment depuis le Traité d’Amsterdam en 1999. Cela implique des moins, mais aussi bien des avantages.  Certes, l’Europe servira de prétexte pour rejoindre une sorte de standardisation souvent au rabais, mais en même temps, des directives contraignantes mettent, au nom de la libre circulation ou de la libre entreprise, des limites aux visions restrictives des états membres, comme par exemple en matière de permis unique, ou de protection subsidiaire…Elle permet aussi de s’adresser à la Cour de Luxembourg, qui se révèlera souvent une alliée. La libre circulation a aussi bien sûr des conséquences sur la structure de la population, puisque 60% des immigrations viennent d’autres pays de l’Union, les Roumains ayant aujourd’hui dépassé les Français et les Hollandais dans le top 3 des arrivées d’étrangers.

L’Europe, bien sûr, ce n’est pas que l’Union, c’est aussi le Conseil de l’Europe, et la Cour de Strasbourg, chargée -elle aussi, puisque celle de Luxembourg a intégré les droits garantis par la CEDH- d’appliquer la Convention des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales signée en 1950. C’est son article 3, qui interdit les traitements inhumains et dégradants, son article 8, qui protège vie privée et familiale, et nous a aidés à obtenir en 2002 la fin des éloignements de jeunes nés en Belgique condamnés pour divers délits, ce qui a réduit énormément les possibilités de double peine

Mais quand on parle de familles, on ne peut faire l’impasse sur un pan essentiel et passionnant du droit civil, qui a une influence déterminante sur le droit de s’établir en Belgique : le droit international privé, en vertu duquel, pour les questions d’état (filiation et mariage, notamment) c’est le droit national de la personne qui s’applique. Et c’est bien sûr difficile pour tant l’administration que les tribunaux, d’appliquer les droits étrangers. Une tentative de clarification et d’uniformisation a été introduite par le Code de DIP en 2004, mais n’a en réalité pas réussi à modifier profondément les pratiques, tant nos institutions ont du mal à adopter un regard ouvert sur des actes et des traditions étrangères, ce qui se manifeste peut-être moins aujourd’hui pour ce qui est des actes étrangers, mais toujours autant quand on regarde les couples étrangers, mariage, reconnaissance et suspicion généralisée…

Il est difficile de détailler, mais retenons que le regroupement familial est l’aspect sans doute le plus marqué par une évolution restrictive de ces vingt dernières années, devenant progressivement assorti de multiples conditions, et de périodes de plus en plus longues de séjour précaire, avec toutes les conséquences délétères qui en découlent.

Que dire des régularisations ?

C’est ici que sans doute le droit a le moins changé, puisqu’il ne s’agit pas de droit, mais de faveur, celle dont l’administration est le maître.
Première précision, dans le fil de ce qui a été dit sur l’arrêt de l’immigration dans les années 70, que l’essentiel à retenir, quelle que soit la catégorie des personnes considérées, est qu’on ne peut pas venir en Belgique comme touriste et puis s’y établir parce qu’on a trouvé un emploi ou une famille. Toujours il faut commencer par demander une autorisation dans son pays d’origine, les exceptions à cette règle étant particulièrement limitées et dépendantes du bon vouloir de l’Office des Etrangers. 

Ces limitations sont particulièrement sensibles et décourageantes quand quelqu’un a en réalité trouvé du travail, et un patron prêt à l’embaucher, puisque les Régions, compétentes en matière d’emploi depuis 2016 se cachent toujours derrière le fédéral, compétent lui pour le séjour, pour refuser l’octroi de permis de travail aux sans-papiers. Sauf, quand il y a campagne de régularisation, qui sont caractérisées surtout par le fait qu’on accepte de traiter les demandes sur place, parfois sur base de critères clairs (longueur d’une procédure d’aile, possibilité d’emploi, attaches avec la Belgique…). Il y en aura eu trois grandes en 40 ans : 

  • août 1974, la circulaire Califice fait la part belle à ceux qui peuvent établir avoir un employeur (on parle d’environ 9.000 régularisations)
  • décembre 1999 : l’accord de gouvernement arc-en-ciel tenait compte des mouvements importants consécutifs d’une part à la violence des éloignements (Semira Adamu est morte étouffée en septembre 1998), et aux mouvements des sans-papiers relayés par les nombreuses associations qui, depuis un quart de siècle , se sont fortement diversifiées et multipliées : sur 50.000 demandes environ, on estime à 42.000 les décisions positives
  • juillet 2009, la régularisation concernera en 2010 environ 25.000 personnes

Sinon, chaque année, les octrois de séjour à titre humanitaire sont de l’ordre de 3.000, ce qui faisait en 2019 54%  des demandes introduites. Circule actuellement une proposition de loi qui traduit la demande de voir des critères clairs introduits dans la loi. Cela bien sûr ne règlera jamais le problème de ceux qui ne rencontrent pas les critères, mais pourrait permettre d’éclairer mieux la lanterne des sans-papiers et de ceux qui les soutiennent. 

Les choses vont-elles mieux aujourd’hui qu’hier ? 

Non, si on pense par exemple à ce qu’est la vie de milliers de sans-papiers, à l’existence des centres fermés, aux morts dans la Méditerranée ou même dans la Manche. Mais oui, sans aucun doute sur le plan de l’évolution de la loi et des droits, aux possibilités de recours, de défendre les droits que  reconnaît la loi maintenant là où régnait un total arbitraire, la libre circulation en Europe, les discriminations officielles en voie d’abolition… 

Le programme du Rassemblement national en France, ne prévoit pas seulement l’interdiction du foulard dans l’espace public, mais aussi de placer la loi française au-dessus des textes européens, l’interdiction de toute régularisation, l’asile uniquement traité dans les consulats à l’étranger, l’expulsion automatique de tous les délinquants non français… C’est dans la « patrie des droits de l’homme » et  à une heure d’ici. A peine plus loin, en Grande Bretagne, on sous traite les demandes d’asile au Rwanda…

Je voudrais insister là-dessus : certes le droit ne changera pas ce qui est fondamentalement révoltant, mais quand même, avocats, magistrats, fonctionnaires, académiques, nous avons tous et toutes une responsabilité. Celle d’utiliser la loi et les textes internationaux pour défendre et élargir les droits. 

Ne pas attendre les reculs et puis se scandaliser, mais anticiper, venir avec des propositions. Je pense à la question des visas et de la libre circulation, à la détention, au droit de chercher un emploi, aux recours en matière de permis de travail ou de carte professionnelle... Prendre au sérieux les instances qui en Belgique veillent sur notre socle de droits fondamentaux, tribunaux de l’ordre judiciaire, Conseil d’Etat, Cour constitutionnelle et y intervenir  parce qu’on a des arguments pour gagner quelque chose, pas simplement pour se donner bonne conscience ou dénoncer le système. 

Plus on affirme le caractère normal des acquis plus il sera difficile de reculer. Plus, peut être, pourra s’envisager l’avènement du monde idéal sans frontières dont le miroitement a toujours animé ma pratique. 

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A propos de l'auteur

Céline
Verbrouck
Avocate au Barreau de Bruxelles

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