Dans l’affaire Getin Holding,[1] une juridiction polonaise de première instance a saisi la Cour de Justice de l’Union européenne par voie de question préjudicielle afin d’obtenir une solution concrète garantissant le respect du droit des justiciables à voir leur cause entendue dans un délai raisonnable. L’affaire portait notamment sur la compatibilité avec le droit de l’Union de règles de procédure nationale imposant à la juridiction de renvoi de regrouper des milliers de recours contre une décision de résolution d’une banque — une exigence qui rendait impossible en pratique le prononcé d’un jugement dans un délai raisonnable.
Dans cet arrêt, la Cour de Justice dispose que, en vue d’assurer une protection juridictionnelle effective des droits des justiciables garantis par l’Union, une juridiction nationale peut être tenue, non seulement de laisser inappliquées certaines règles de procédure nationale, mais également de prendre des mesures procédurales et organisationnelles ad hoc pour répondre aux circonstances particulières de l’affaire (sur le droit à une protection juridictionnelle effective, voir également arrêt Energotehnica).
Contexte : une décision de crise et des milliers de recours
Dans l’affaire en cause, la banque polonaise « GN Bank » n’avait pas respecté les exigences qui lui étaient imposées par la réglementation européenne en matière de fonds propres.[2] La banque présentait dès lors un risque d’insolvabilité, ce qui avait conduit le Fonds de garantie bancaire polonais (« FGB ») à adopter une décision soumettant cette dernière à une procédure de résolution. Cette procédure complexe est réglementée par le droit polonais, qui transpose la directive 2014/59 établissant un cadre pour le redressement et la résolution des établissements de crédit et des entreprises d’investissement.[3]
Pour les besoins du présent article, il est suffisant de préciser que cette procédure impliquait une dépréciation des fonds propres de la banque ainsi que le transfert d’une partie importante de ses actifs vers un établissement-relais. L’objectif premier d’un établissement-relais est « de faire en sorte que les services financiers essentiels continuent d’être fournis aux clients de l’établissement défaillant et que ses activités financières essentielles se poursuivent » en attendant que l’établissement-relais soit remis sur le marché ou, le cas échéant, liquidé.[4]
Dans ce contexte, plus de 8.000 recours ont été introduits à l’encontre de la décision de résolution de la banque devant le tribunal administratif de voïvodie de Varsovie (la juridiction de renvoi). Ces actions ont été intentées non seulement par le conseil de surveillance de GN Bank, mais également par des actionnaires, des titulaires d’obligations et des créanciers de cette dernière. Leur objectif était de faire constater l’illégalité de la décision de résolution de GN Bank en vue, notamment, de leur permettre d’introduire des actions en indemnisation.[5]
L’examen des recours et les questions préjudicielles
Dans cette affaire, la juridiction de renvoi pose quatre questions préjudicielles à la Cour de Justice. Devant l’ampleur de la tâche que représente l’examen de ces recours, la juridiction de renvoi demande tout d’abord, dans le cadre de sa première question, s’il lui est possible de limiter son examen au fond au seul recours du conseil de surveillance de GN Bank, à l’exclusion des recours introduits par les autres parties. Cette question se fonde sur le fait que le tribunal procéderait à un ‘contrôle de légalité’ de ce recours – qui ne serait pas limité par les moyens, les conclusions et la base juridique invoqués par GN Bank – et que le jugement du tribunal aurait un effet erga omnes, ce qui impliquerait que l’ensemble des parties concernées par la décision de résolution pourraient s’en prévaloir.
La Cour de Justice répond à cette première question en concluant qu’une limitation de l’examen au fond à un seul recours porterait atteinte au contenu essentiel du droit à un recours effectif des autres personnes affectées par la décision de résolution ainsi qu’aux dispositions pertinentes de la directive 2014/59.[6] Il en résulte que la juridiction de renvoi doit examiner au fond chacun des milliers de recours introduits devant elle (sur le droit d’être entendu et l’autorité de la chose jugée, voir notamment : arrêt Energotehnica).
Dans l’hypothèse où chaque recours devait faire l’objet d’un examen au fond, la juridiction de renvoi a cependant précisé à la Cour de Justice que le droit polonais lui impose de joindre les milliers de recours afin de permettre leur examen conjoint et d’éviter des jugements divergents dans les différentes affaires. La juridiction de renvoi estime cependant qu’une telle jonction de ces affaires aurait pour effet de rendre difficile, voire impossible, le prononcé d’un jugement dans un délai raisonnable. La juridiction de renvoi a dès lors interrogé la Cour de Justice, dans le cadre d’une deuxième question préjudicielle, afin de déterminer si le droit de l’Union s’oppose à une disposition de procédure polonaise qui imposerait la jonction de ces recours. La présente contribution se concentre sur la réponse de la Cour de Justice à cette deuxième question, les autres questions préjudicielles posées n’étant pas traitées plus en avant, car elles dépassent l’objet de cette note.
Le délai raisonnable et la protection juridictionnelle effective
La Cour de Justice rappelle que, suivant une jurisprudence constante, les justiciables bénéficient du droit à une protection juridictionnelle effective dans les domaines relevant du droit de l’Union. Les États membres doivent par conséquent mettre en place les recours internes garantissant ce droit. Celui-ci doit s’entendre notamment au sens du droit à un recours effectif, consacré par l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (« Charte »), qui inclut le droit de voir sa cause entendue dans un délai raisonnable.
En l’espèce, l’évaluation du dépassement du délai raisonnable doit tenir compte des spécificités propres à la situation de la résolution de GN Bank, notamment du besoin spécifique de sécurité juridique et du fait que la directive 2014/59 prévoit un contrôle juridictionnel rapide des décisions de résolution.[7] Cette exigence s’est traduite, en droit polonais, par des délais particulièrement courts.[8]
Dans ce contexte, bien que la jonction d’affaires contribue généralement à une bonne administration de la justice, la Cour de Justice constate que, dans une situation où une décision de gestion de crise est susceptible d’affecter un nombre considérable de personnes, la jonction d’affaires peut retarder l’exercice du contrôle juridictionnel pendant de nombreuses années. Il en résulte que, en l’espèce, pour autant qu’elles imposent la jonction des milliers de recours, les dispositions pertinentes de droit polonais auraient pour effet de porter atteinte au droit des justiciables à voir leur cause entendue dans un délai raisonnable.
La Cour de Justice indique dès lors qu’il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier s’il lui est possible d’interpréter son droit national conformément aux exigences du droit de l’Union afin de ne pas joindre ces recours,[9] ou, à défaut, de laisser inappliquées les dispositions de droit national pertinentes conformément au principe de primauté du droit de l’Union.
Deux intérêts en balance : le délai raisonnable et éviter des décisions contradictoires
Dans ce contexte, le gouvernement polonais a exposé lors de l’audience devant la Cour de Justice que le droit polonais permet de disjoindre des affaires lorsque leur jonction est invalide. Cette disjonction implique cependant que les affaires en cause soient traitées de manière concomitante par différents juges, ce qui fait naître un risque de décisions inconciliables. Ce risque revêt une importance particulière dans le cadre des recours dirigés à l’encontre de la décision du FGB, en ce qu’il pourrait conduire à des appréciations divergentes sur la validité de la résolution de la banque selon l’affaire examinée.
La Cour de Justice constate que, eu égard aux spécificités de l’affaire, le principe de protection juridictionnelle effective impose que la juridiction de renvoi prenne en considération deux éléments de nature distincte : d’une part, le droit d’être entendu dans un délai raisonnable et, d’autre part, prévenir le risque de décisions inconciliables. [10]
Proposition d’une solution ad hoc mettant en balance les différents intérêts
Face à cette double exigence, la Cour de Justice invite la juridiction de renvoi à envisager des ajustements procéduraux spécifiques.
Elle rappelle que, conformément au principe d’autonomie procédurale, il appartient aux États membres de définir dans leur droit national les modalités procédurales de mise en œuvre du droit de l’Union.[11] Le principe d’autonomie procédurale est toutefois limité par les principes d’équivalence et d’effectivité. Le principe d’effectivité prévoit que les règles nationales de procédure ne peuvent rendre « impossible en pratique ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par le droit de l’Union ». [12] En l’espèce, il revient dès lors à la juridiction de renvoi d’adopter les mesures procédurales et organisationnelles nécessaires afin d’assurer, en pratique, la mise en balance des différents intérêts susmentionnés.
Sur cette base, la Cour de Justice formule à la juridiction de renvoi ce qui semble constituer une proposition de solution ad hoc destinée à concilier ces deux impératifs. Cette solution consiste à traiter en priorité certaines affaires, tout en suspendant de manière concomitante les affaires restantes qui seraient traitées dans un second temps. Une telle approche vise à permettre à la juridiction de renvoi de statuer dans un délai raisonnable, tout en préservant la cohérence des décisions rendues. La Cour de Justice souligne qu’il appartiendra à la juridiction de renvoi de déterminer si la mise en œuvre de la solution proposée est effectivement nécessaire dans le cadre de la présente affaire. Il ressort de la lecture de l’arrêt de la Cour de Justice que la solution proposée par cette dernière n’est a priori pas prévue par le droit polonais et trouverait alors son fondement dans le droit de l’Union, et en particulier dans l’obligation faite aux États membres d’établir des voies de recours nécessaires permettant aux justiciables d’exercer de manière effective les droits qui leur sont conférés par l’Union. [13]
Enseignements et commentaires
L’arrêt Getin Holding présente un intérêt particulier en ce qu’il illustre de quelle manière une juridiction nationale peut faire usage du droit de l’Union en vue d’anticiper une violation du droit des justiciables à être jugés dans un délai raisonnable. Cette approche ‘préventive’ appliquée aux juridictions nationales contraste avec la jurisprudence de la Cour de Justice, qui s’est jusqu’ici principalement développée dans une approche ‘curative’ autour de la violation du principe du délai raisonnable par les institutions de l’Union et des conditions dans lesquelles cette violation pouvait donner lieu à réparation.[14]
En l’espèce, c’est par le biais d’une question préjudicielle que la juridiction nationale de première instance a pu obtenir de la Cour de Justice une proposition de solution visant à aménager ses règles de procédure prévues en droit national. En pratique, il sera dès lors intéressant pour le praticien de déterminer si un litige entre dans le champ d’application du droit de l’Union afin de pouvoir bénéficier, dès la première instance, de cette possibilité de poser une question préjudicielle. Une telle possibilité n’est effectivement pas prévue par la Convention européenne des droits de l’homme, bien que cette dernière garantisse également le droit des justiciables à être jugés dans un délai raisonnable.[15] Il faut cependant être conscient que le délai moyen pour obtenir un arrêt en réponse à une question préjudicielle posée à la Cour de Justice tourne généralement autour des 18 mois.
L’arrêt Getin Holding met également en lumière la responsabilité et le rôle central des juridictions nationales dans la garantie du respect du droit à une protection juridictionnelle effective. Dans cet exercice, les juridictions doivent tenir compte de l’ensemble des éléments propres à chaque affaire. En l’espèce, la juridiction de renvoi est appelée à évaluer la solution proposée par la Cour de Justice et adopter les mesures pertinentes permettant de mettre en balance le principe du délai raisonnable et l’objectif d’éviter des décisions contradictoires. Il semble ressortir de la lecture du jugement rendu par la juridiction de renvoi, consécutif à l’arrêt de la Cour de Justice, que le tribunal de Varsovie a écarté l’application de la disposition nationale prévoyant la jonction des recours, et a statué sur le fond en considérant que la décision de résolution de GN Bank avait été adoptée en violation du droit applicable.[16]
Finalement, ce sont également les juridictions nationales qui seront en première ligne pour déterminer de quelle manière les enseignements dégagés par la Cour de Justice afin de prévenir la violation du droit à voir sa cause entendue dans un délai raisonnable pourront s’appliquer à d’autres situations, dépassant, le cas échéant, le cadre de la jonction de multiples affaires connexes et la directive 2014/59.
Ulysse Bertouille
Avocat au barreau du brabant wallon
[1] C.J., arrêt Getin Holding, 12 décembre 2024, C-118/23, ECLI:EU:C:2024:1013.
[2] Règlement (UE) n ° 575/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 concernant les exigences prudentielles applicables aux établissements de crédit et aux entreprises d'investissement.
[3] Directive 2014/59/UE du Parlement européen et du Conseil du 15 mai 2014 établissant un cadre pour le redressement et la résolution des établissements de crédit et des entreprises d’investissement (« Directive 2014/59 »)
[4] Directive 2014/59, considérant 65.
[5] Sur ce point, l’article 85 §4 de la directive 2014/59 dispose que « Lorsqu’il est nécessaire de protéger les intérêts des tiers de bonne foi qui ont acquis des actions, d’autres titres de propriété, des actifs, des droits ou des engagements d’un établissement soumis à une procédure de résolution en vertu de l’utilisation d’instruments de résolution ou de l’exercice de pouvoirs de résolution par une autorité de résolution, l’annulation d’une décision d’une autorité de résolution n’affecte pas les actes administratifs adoptés ou les opérations conclues ultérieurement par l’autorité de résolution concernée sur la base de sa décision annulée. Dans ce cas, les recours portant sur une décision ou une mesure préjudiciable des autorités de résolution sont limités à la compensation des pertes subies par le demandeur du fait de cette décision ou mesure. »
[6] En outre, la Cour de Justice précise également que le contrôle de légalité exercé par la juridiction de renvoi dans une affaire donnée n’impliquerait pas nécessairement que l’ensemble des moyens pertinents auraient été examinés par la juridiction. En effet, les recours restants pourraient se fonder sur des moyens distincts de ceux examinés par la juridiction de renvoi dans le cadre de l’examen du premier recours, y compris ceux soulevés d’office.
[7] La Cour indique que l’article 85 §3 de la directive 2014/59 « concrétise le droit de toute personne à ce que sa cause soit entendue dans un délai raisonnable, consacré à l’article 47 de la Charte » (point 69 de l’arrêt).
[8] Les critères pertinents permettant d’évaluer le respect du principe du délai raisonnable sont précisés par la Cour de Justice aux points 68 à 72 de l’arrêt. La référence par la juridiction de renvoi aux délais particulièrement stricts prévus en droit polonais dans le cadre de la transposition de la directive 2014/59 est prise en considération par la Cour de Justice en ce que cette référence confirme que la deuxième question préjudicielle concerne bien l’interprétation de l’article 47 de la Charte (point 72).
[9] Conformément au principe d’interprétation conforme du droit national, qui ne peut amener à une interprétation contra legem des dispositions de droit national en cause.
[10] La Cour de Justice utilise ici à la notion d’ « efficacité de la décision juridictionnelle à intervenir » dans le cadre de la mise en balance de ces deux intérêts (Point 82).
[11] Dans la mesure où ces modalités procédurales ne sont pas réglementées par le droit de l’Union lui-même.
[12] C.J., arrêt Energotehnica, 26 septembre 2024, C-792/22, ECLI:EU:C:2024:788. , point 51.
[13] Le gouvernement polonais soutient en effet que le droit polonais ne permet pas de disjoindre les affaires tout en évitant que celles-ci soient traitées simultanément par des juges différents (point 79).
[14] Voir entre autres : D. Fosselard, « Le principe du délai raisonnable dans le droit de l’Union européenne », J.D.E., 15 novembre 2019, p. 350 et suivantes; et L. Coutron, « La réorientation du contentieux du délai raisonnable de jugement dans la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne », Revue du droit public, 2014/6, p. 1667 et suivantes.
[15] La Convention européenne des droits de l’homme (« CEDH ») ne prévoit pas un tel mécanisme de question préjudicielle devant la Cour de Strasbourg, bien que le récent protocole n°16 de la CEDH prévoit que les juridictions nationales suprêmes peuvent demander des avis consultatifs à la Cour de Strasbourg dans le cadre d’affaires pendantes devant elles.
[16] Jugement du tribunal administratif de voïvodie de Varsovie du 29 janvier 2025 disponible ici : VI SA/Wa 2964/22 - Wyrok WSA w Warszawie z 2025-01-29. Cette analyse du jugement est proposée avec les réserves qui s’imposent, l’auteur ne maîtrisant ni le droit polonais ni la langue polonaise.