La Cour de Justice de l’Union européenne rappelle dans son arrêt Energotehnica[1] que les règles de procédure nationales doivent permettre d’assurer aux justiciables une protection effective des droits qui leur sont conférés par l’Union européenne. Il en résulte qu’une jurisprudence d’une Cour constitutionnelle relative aux modalités de mise en œuvre du principe de l’autorité de la chose jugée doit être laissée inappliquée dans la mesure où cette jurisprudence porterait atteinte à la protection effective de droits dérivés de l’ordre juridique de l’Union.
Contexte
Dans l’affaire en cause, un salarié de la société Energotehnica est malencontreusement décédé par électrocution à l’occasion d’une intervention sur un luminaire. Un employé de cette même société, Monsieur MG, était responsable de l’organisation du travail et de l’adoption des mesures de sécurité.
Deux procédures ont été menées devant les juridictions roumaines à la suite du décès. La première était de nature administrative et a été diligentée par l’inspection du travail roumaine à l’encontre de la société Energotehnica. C’est dans le cadre de la seconde procédure, de nature pénale, que les ayants droit de la victime se sont constitués parties civiles afin de demander réparation à l’encontre de Monsieur MG et de la société.
À l’issue de la première procédure dans laquelle les ayants droit n’étaient pas parties, la juridiction administrative roumaine a conclu que le décès en cause ne constituait pas un accident du travail. Cette conclusion a une incidence directe sur la procédure pénale, car la qualification d’accident du travail est un élément constitutif de l’infraction pénale en droit roumain.
La problématique : l’autorité de la chose jugée en droit national
Dans la procédure pénale, la Cour d’appel de Brașov constate que, suivant le code de procédure pénale tel qu’interprété par la Cour constitutionnelle roumaine, elle est tenue par l’autorité de la chose jugée attachée à la décision de la juridiction administrative. La qualification d’accident du travail n’ayant pas été retenue par cette juridiction administrative, la Cour d’appel en déduit qu’elle ne peut, en application du droit roumain, se prononcer sur l’existence d’une infraction pénale ainsi que sur la demande en réparation des ayants droit qui se sont constitués parties civiles.
Or, l’action en réparation des ayants droit était fondée sur des droits conférés par l’Union, et en particulier sur la directive 89/391[2] et l’article 31 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.[3] La Cour d’appel saisit dès lors la Cour de Justice de l’Union européenne (« Cour de Justice ») d’une question préjudicielle afin de déterminer si le droit de l’Union s’oppose à une situation dans laquelle le droit roumain n’offre pas aux ayants droit la possibilité d’être entendus devant la juridiction pénale concernant la qualification d’accident du travail.
La juridiction roumaine pose également une deuxième question préjudicielle concernant la compatibilité avec le droit de l’Union d’une réglementation nationale obligeant les juridictions de droit commun à suivre la jurisprudence de leur Cour constitutionnelle, et ce sous peine de sanctions disciplinaires. En l’espèce, cette réglementation aurait empêché la juridiction d’appel de se départir de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle roumaine qui conférait l’autorité de la chose jugée à la décision administrative dans le cadre de la procédure pénale.
La protection effective des droits conférés par l’Union
Concernant la première question préjudicielle, la Cour de Justice constate tout d’abord que le droit de l’Union impose à l’employeur d’assurer la sécurité de ses employés. La Cour de Justice précise cependant que le droit de l’Union ne réglemente pas les conditions et modalités procédurales suivant lesquelles la responsabilité de l’employeur peut être engagée en cas de violation de cette obligation. Ces questions relèvent par conséquent de la compétence des États membres et du principe de l’autonomie procédurale.
La Cour de Justice rappelle cependant que l’autonomie des États membres en matière de procédure n’est pas absolue et est limitée par les principes d’équivalence et d’effectivité. Il en résulte que les États membres ne peuvent prévoir des modalités procédurales, en ce compris relatives à l’autorité de la chose jugée, qui auraient pour effet de rendre l’exercice des droits conférés par l’Union impossible en pratique ou excessivement difficile :
« Puisque le droit de l’Union n’harmonise pas les procédures applicables à l’engagement de la responsabilité de l’employeur en cas de non‑respect des exigences de (…) la directive 89/391, ces procédures relèvent de l’ordre juridique interne des États membres, en vertu du principe de l’autonomie procédurale de ces derniers, à condition, toutefois, qu’elles ne soient pas moins favorables que celles régissant des situations similaires soumises au droit interne (principe d’équivalence) et ne rendent pas impossible en pratique ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par le droit de l’Union (principe d’effectivité). »[4] (nous soulignons)
La Cour souligne en outre que les règles de procédure en droit national ne peuvent porter atteinte à l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne qui garantit le droit à un recours effectif. Il est de jurisprudence constante que le droit à un recours effectif comprend le droit à être entendu et ne peut être affecté de manière disproportionnée par les modalités concrètes d’exercice d’un recours.
En l’espèce, la possibilité des ayants droit d’être entendus sur la qualification d’accident du travail est déterminante dans la mesure où cette qualification constitue une condition nécessaire à la constatation de l’existence d’une infraction pénale et à l’engagement de la responsabilité civile des parties poursuives.
À la première question préjudicielle, la Cour de Justice répond que la Cour d’appel de Brașov doit déterminer si, en l’espèce, les ayants droit de la personne décédée ont disposé de la possibilité d’être entendus et de faire valoir leurs arguments devant la juridiction administrative concernant la qualification d’accident du travail.
Dans la mesure où les ayants droit n’auraient pas disposé de la possibilité d’être entendus dans aucune procédure statuant sur l’existence d’un accident du travail, le droit de l’Union s’oppose à l’application de la disposition pertinente du code de procédure pénale telle qu’interprétée par la Cour constitutionnelle roumaine, qui aurait pour effet que la Cour d’appel soit liée par l’autorité de la chose jugée de la décision administrative. Dans cette hypothèse, le droit de l’Union impose à la Cour d’appel d’entendre les ayants droit concernant la qualification d’accident du travail dans le cadre de la procédure pénale.
En revanche, si le droit roumain avait octroyé la possibilité aux ayants droit d’être entendus devant la juridiction administrative, la Cour de Justice indique que le droit de l’Union ne s’opposerait pas à une application de la disposition pertinente du code de procédure pénale telle qu’interprétée par la Cour constitutionnelle roumaine, et cela même dans la mesure où les ayants droit n’auraient pas exercé cette possibilité.
Écarter la jurisprudence d’une Cour constitutionnelle
Concernant la seconde question préjudicielle relative à l’obligation imposée aux juridictions de droit commun de suivre la jurisprudence de leur Cour constitutionnelle, la Cour de Justice rappelle qu’une juridiction nationale ayant posé une question préjudicielle à cette dernière doit écarter la jurisprudence d’une juridiction nationale supérieure qu’elle considère contraire au droit de l’Union. Ceci inclut l’obligation de laisser inappliquée la jurisprudence d’une Cour constitutionnelle qui serait contraire au droit de l’Union.
Dans ce cadre, la Cour de Justice rappelle que le principe d’interprétation conforme du droit national impose aux juridictions nationales de mettre en œuvre tous les moyens qui sont à leur disposition afin d’interpréter leur droit national en conformité avec le droit de l’Union, ce qui comprend l’obligation le cas échéant de modifier une jurisprudence établie.
Une problématique tout à fait particulière se pose en l’espèce, car le droit roumain impose aux magistrats roumains de suivre la jurisprudence de leur Cour constitutionnelle sous peine de sanctions disciplinaires.
Dans la lignée de sa jurisprudence antérieure,[5] la Cour de Justice indique que la responsabilité disciplinaire des juges pour des décisions prises dans l’exercice de leurs fonctions ne peut être engagée que dans des circonstances tout à fait particulières telles que dans des cas de « conduites graves et totalementinexcusables »[6] dans leur chef.
La Cour de Justice conclut par conséquent que le droit de l’Union s’oppose à une réglementation nationale qui engagerait la responsabilité des magistrats roumains pour avoir laissé inappliquée une jurisprudence de leur Cour constitutionnelle qui serait contraire au droit de l’Union. En outre, la responsabilité disciplinaire de ces magistrats ne pourrait être engagée pour avoir posé une question préjudicielle à la Cour de Justice.
Enseignements et commentaires
L’arrêt Energotehnica met en exergue l’impact que le droit de l’Union peut avoir sur la procédure dans le cadre d’un litige devant les juridictions d’un État membre. Cet arrêt s’inscrit dans la jurisprudence de la Cour de Justice relative au principe d’effectivité et au droit à un recours effectif qui est riche et peut parfois s’avérer complexe.[7]
L’arrêt Energotehnica rappelle au praticien, qu’afin de déterminer si les droits garantis par l’Union sont protégés de manière effective dans le cadre d’une procédure nationale, une analyse in concreto prenant en compte l’ensemble des éléments de l'affaire doit être conduite. En l’espèce, la Cour d’appel de Brașov doit évaluer si des recours sont disponibles aux ayants droit dans le cadre du droit national roumain afin d’être entendus sur la qualification d’accident du travail.
En outre, l’arrêt Energotehnica s’ajoute à une jurisprudence déjà importante de la Cour de Justice concernant l’impact que le principe d’effectivité et le droit à un recours effectif peuvent avoir sur le principe de l’autorité de la chose jugée.[8] Le praticien devra cependant garder à l’esprit que le principe d’effectivité et le droit à un recours effectif peuvent porter sur d’autres éléments clefs relatifs à la procédure nationale.[9]
L’arrêt Energotehnica permet également de rappeler que même une jurisprudence d’une Cour constitutionnelle doit être laissée inappliquée en cas de conflit avec le droit de l’Union. Bien que cet enseignement ressorte d’une jurisprudence déjà bien établie de la Cour de Justice,[10] celui-ci n’est pas toujours complètement intégré dans la pratique judiciaire au sein des différents États membres.
Finalement, pour autant qu’un contentieux entre dans le champ d’application du droit de l’Union, l’arrêt Energotehnica met en lumière dans quelle mesure le droit de l’Union peut constituer un fondement solide pour les praticiens qui doivent s'assurer que les droits des justiciables sont protégés de manière effective devant les juridictions des États membres.
Ulysse Bertouille,
Avocat au barreau du Brabant wallon
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[1] C.J., arrêt Energotehnica, 26 septembre 2024, C-792/22, ECLI:EU:C:2024:788.
[2] Directive 89/391/CEE du Conseil du 12 juin 1989 concernant la mise en œuvre de mesures visant à promouvoir l'amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail, J.O.U.E., L183, 29 juin 1989.
[3] L’article 31 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne consacre le droit des travailleurs à des conditions de travail justes et équitables.
[4] C.J., arrêt Energotehnica, 26 septembre 2024, C-792/22, ECLI:EU:C:2024:788, point 51.
[5] C.J., arrêt Energotehnica, 26 septembre 2024, C-792/22, ECLI:EU:C:2024:788, point 65 et jurisprudence citée.
[6]Ibid.
[7] Voir entre autres en ce sens : P. Craig et G. De Búrca, EU Law, Oxford, Oxford University Press, 2024, p. 256 à 278.
[8] Voir récemment en matière d’action groupée en recouvrement et droit de la concurrence : C.J., arrêt ASG2, 28 janvier 2025, C-253/23, ECLI:EU:C:2025:40.
Voir également en jurisprudence : C.J., arrêt Eco Swiss, 1er juin 1999, C-126/97, ECLI:EU:C:1999:269 ; C.J., arrêt Larsy, 28 juin 2001, C-118/00, ECLI:EU:C:2001:368 ; C.J., arrêt Wells, 7 janvier 2004, C-201/02, ECLI:EU:C:2004:12 ; C.J., arrêt Kühne and Heitz, 13 janvier 2004, C-453/00, ECLI:EU:C:2004:17 ; C.J. arrêt Kapferer, 16 mars 2006, C-234/04, ECLI:EU:C:2006:178 ; C.J., arrêt Lucchini, 18 juillet 2007, C-119/05, ECLI:EU:C:2007:434 ; C.J., arrêt Willy Kempter, 12 février 2008, C-2/06, ECLI:EU:C:2008:78 ; C.J., arrêt Fallimento Olimpiclub Srl, 3 septembre 2009, C-2/08, ECLI:EU:C:2009:506 ; C.J., arrêt Pizarotti, 10 juillet 2014, C-213/13, ECLI:EU:C:2014:2067 ; C.J., arrêt Târșia, C-69 /14, ECLI:EU:C:2015:662 ; C.J., arrêt XC e.a., 24 octobre 2018, C-234/17, ECLI:EU:C:2018:853 ; C.J., arrêt Hofmann-La Roche, C-261/21, 7 juillet 2022, ECLI:EU:C:2022:534 .
En doctrine, voir entre autres : P. CRAIG et G. DE BÚRCA, EU Law, Oxford, Oxford University Press, 2024, p. 273 à 274 et A. Kornezov, Res Judicata of National Judgments Incompatible with EU Law : time for a Major Rethink ?, (2014) 51 CMLRev, 809 – 842.
[9] Entre autres, l’arrêt ASG2 de la Cour de Justice concerne l’impact que le principe d’effectivité et le droit à un recours effectif peuvent avoir sur les conditions dans lesquelles les règles de procédure nationales doivent permettre l’introduction d’une action groupée en recouvrement dans un contentieux en droit de la concurrence (C.J., arrêt ASG2, 28 janvier 2025, C-253/23, ECLI:EU:C:2025:40).
[10] Concernant la primauté du droit de l’Union sur toute norme de droit national, en ce compris la Constitution des Etats membres, voir déjà en 1970 l’arrêt Internationale Handelsgesellschaft :
« l'invocation d’atteintes portées, soit aux droits fondamentaux tels qu'ils sont formulés par la constitution d'un Etat membre, soit aux principes d'une structure constitutionnelle nationale, ne saurait affecter la validité d'un acte de la Communauté ou son effet sur le territoire de cet Etat » (nous surlignons) (C.J., arrêt Internationale Handelsgesellschaft, 17 décembre 1970, Affaire 11-70, ECLI:EU:C:1970:114, point 3).
Sur l’obligation d’une juridiction de droit commun d’écarter une jurisprudence d’une Cour constitutionnelle contraire au droit de l’Union, voir récemment C.J., arrêt RS, 22 février 2022, C-430/21, ECLI:EU:C:2022:99, points 75 et 76 et jurisprudence citée.