"Trois mille six cents fois par heure, la Seconde chuchote : Souviens-toi !" écrivait Baudelaire.[1]
Chacun va à sa cadence, et au barreau, c’est une fois par an qu’on s’arrête le temps d’un après-midi pour s’abandonner, assis sur les bancs d’une salle des audiences solennelles de la Cour d’appel surchauffée, à la perpétuation d’un événement qui rythme la vie judiciaire : la rentrée du jeune barreau.
Mais le moins que l’on puisse dire c’est que ce 18 janvier 2019, les trois orateurs qui se sont succédés auront su, grâce à leur talent et à leurs mots, tenir éveillée et en haleine une salle comble qui a manifestement aimé qu’il lui soit offert bien plus qu’un simple marqueur du temps qui passe.
L’orateur, c’est Me Vincent Defraiteur. Bien connu du landerneau judicaire bruxellois pour la qualité de son verbe, l’attente qu’il suscite n’est probablement pas étrangère à la densité du public.
Sans doute pour ne jamais cesser de surprendre, Me Defraiteur a choisi un registre dans lequel on ne l’attendait pas. Dès les premiers mots – lesquels sont dits avec aisance et d’une voix claire –, on comprend que notre orateur entend nous entretenir d’un sujet grave. Et il plante un décor sombre. C’était la Nuit, dit-il, quand les nazis ont saisi les peintures du marchand d’art Paul Rosenberg. C’était la Nuit quand ils ont fait de son bâtiment à Paris un prétendu « institut d’étude des questions juives ». C’était la Nuit quand les slogans antisémites ont pris la place des couleurs d’un Picasso, d’un Matisse, d’un Renoir, d’un Corot ou d’un Courbet.
Me Defraiteur, avec une précision remarquable, enchaîne les exemples parfaitement documentés du sort qui était réservé aux œuvres d’arts non autorisées sous le régime nazi. Il y avait, dès l’arrivée au pouvoir du funeste guide de l’Allemagne pendant ces années-là, une politique évidente de « purification artistique » comprenant dégradation et destruction d’œuvres dites d’art « dégénéré ».
Mais, et c’est là tout l’intérêt de ce discours, cette savante introduction n’avait pas que l’objectif de nous instruire. Peu à peu, Me Defraiteur nous amène vers le dilemme auquel il veut nous confronter.
Auriez-vous acheté les œuvres saisies par les nazis lorsqu’elles furent mises en vente par ceux-ci à Lucerne le 30 juin 1939 ? Ne l’auriez-vous pas fait, sachant qu’à défaut elles seraient détruites ? L’auriez-vous toujours fait, sachant que le prix de votre achat servirait le pouvoir nazi ? Ne l’auriez-vous pas fait, condamnant non seulement l’œuvre mais également son auteur à l’anonymat ?
Ceux qui attendaient de l’orateur qu’il choisisse confortablement pour eux en seront pour leurs frais : précisant que lui aurait succombé à l’attrait des couleurs, Me Defraiteur a la sagesse de laisser chacun devant ses responsabilités. C’est avec une finesse et une pudeur remarquable que notre orateur termine en évoquant la mémoire des victimes de l’Holocauste, laissant un public ému reprendre ses esprits avant de lui offrir une ovation debout.
Il faut à la présidente du jeune barreau, prendre la parole dans une salle encore sous l’émotion des derniers mots de l’orateur. L’audience retient son souffle. De son point de vue répliquer ne parait pas simple.
Mais après avoir installé le silence, c’est avec talent que Me Anne-Claire Dombret prend immédiatement l’auditeur par la main. Elle pose avec simplicité et douceur des mots choisis dans le creux de l’oreille de chacun. Elle prend son temps. Elle paraît certaine d’emporter les adhésions. Elle n’hésite pas à bousculer avec beaucoup de complicité son orateur. Nuance par nuance, dit-elle, je redessinerai votre tableau, bien trop sombre.
Ce qu’on aime dans les histoires de guerre, dit la présidente, c’est le courage des hommes. Et de courage elle n’en voit pas dans les achats de Lucerne du 30 juin 1939. Ils n’ont à aucun moment nuits aux plans nazis, ils n’ont à aucun moment empêché l’horrible politique de purification du national-socialisme, ils n’ont jamais eu l’intention ou la vocation de la combattre. Citant des coupures de presse de l’été 1939, elle évoque plutôt les aubaines, l’enrichissement aux dépens des propriétaires spoliés, en contradiction avec le désintérêt des dirigeants américains, belges ou français pour le sort des juifs allemands à la même époque. Refusant de se laisser enfermer dans le dilemme de l’orateur, Me Anne-Claire Dombret renvoie dos-à-dos l’acheteur ou le non-acheteur de Lucerne qui n’aurait rien entrepris d’autre pour s’opposer au régime.
Mais la présidente du jeune barreau tient également à inscrire la réflexion dans notre temps. Rappelant qu’aujourd’hui des zones de combats existent, où des œuvres sont détruites et d’autres revendues sous le manteau, Me Dombret se réjouit de ce qu’il n’est plus possible de revivre naïvement le dilemme de Lucerne : acheter ces œuvres est illégal. Abandonnant pour de bon le 20ème siècle, elle invite chacun à se demander ce qu’il fait, aujourd’hui, pour combattre et éviter l’avènement d’heures plus sombres. Parce que pour voir les couleurs, dit-elle, il faut qu’il fasse jour.
Conquis pour la seconde fois de l’après-midi, c’est un public sous le charme qui se lève instantanément pour applaudir à tout rompre celle qui a su retourner à son avantage un auditoire qui avait déjà cru trop tôt avoir tranché. Il ne sait pas encore que le talent du troisième orateur rebattra les cartes une troisième fois.
Dans ses premiers mots, le bâtonnier Michel Forges affirme prendre la défense de l’orateur, puisque ce dernier a à l’évidence voulu parler de totalitarisme et de justice, de régime totalitaire et d’expression libre plutôt que du dilemmeke de Lucerne. Ce dernier n’a-t-il pas autant d’intérêt que celui qui se présente à l’acheteur du salon de l’auto hésitant entre le diesel ou l’essence ? Faut-il s’attarder sur la vente de Lucerne alors qu’il y a eu la Nuit de cristal, les accords de Munich, Oradour-sur-Glane, l’Holocauste, la bombe atomique ? Le bâtonnier va plus loin lorsqu’il oppose la préoccupation esthétique du bourgeois aux questionnements fondamentaux du pauvre : le dilemme intemporel du pauvre dit-il, c’est vivre ou mourir. Mais le bâtonnier Forges réunira les deux bretteurs de l’après-midi en leur reconnaissant à l’un et à l’autre des qualités humaines indéniables, l’un et l’autre sachant placer l’individu au-dessus des biens. Il prononcera encore de longs mots dans la langue de Vondel à son homologue de l’Ordre néerlandais Peter Callens, lui redisant tout le plaisir qu’il a à travailler d’une seule voix bruxelloise. Tant cette adresse que la qualité de son intervention lui valurent fort justement, également une belle ovation.
C’était la troisième et elle vint clôturer cette très belle séance, qui, pour laisser le dernier mot au bâtonnier Forges, a pu « rappeler l’importance de ce qui ne s’achète pas et qui n’a pas de prix ».
[1] Charles Baudelaire, « L’Horloge » dans Les Fleurs du mal, LXXXV