Bouché à l'émeri

En cette semaine de vacances laborieuses, retrouvez dans cette rubrique l’expression, l’injure, le mot et la curiosité grâce auxquels vous pourrez tenter de paraître intelligent et cultivé en société !

L’expression : Bouché à l’émeri

“Mais vous êtes bouché ! Bouché à l’émeri !”. Cette phrase mystérieuse sortant de la bouche de nos grands-mères, que l’on a interprétée de mille façons, sans vraiment savoir comment l’écrire, désigne bien un individu idiot chez qui rien ne peut rentrer dans le cerveau. On parlera donc d’une personne particulièrement bornée, fermée, complètement hermétique aux explications d’autrui. La métaphore s’appuie bien sur l’emploi antérieur de bouché, « idiot » (qui est déjà dans Furetière), renforcé par une expression technique qui correspond à « hermétiquement, complètement bouché » (la surface externe du bouchon et l’intérieur du goulot sont polis avec de l’émeri pour que le contact soit plus parfait).

Déjà au XVIIe siècle, on parlait d’un “esprit bouché” pour exprimer le fait que l’intelligence avait de la peine à y pénétrer. En argot, l’on dit “tu es bouché !” depuis le XVIIIe siècle. La variante avec l’émeri date du XXe siècle.

Mais d’où vient donc l’émeri ? Remontons à l’Antiquité où cette roche métamorphique, essentiellement constituée de corindon, très dure, était broyée de façon à obtenir une poudre abrasive (constituée de granulés de différentes grosseurs) qui servait à polir de nombreux matériaux. Taillée en meules, elle était surtout utilisée dans les moulins à blé, pour le polissage des pierres lorsqu'elle était humectée d'eau, et des métaux lorsqu'elle était mélangée à l’huile.
L’émeri a certes perdu de son importance avec le développement d'autres types d'abrasifs, en particulier les carbures de silicium ou de tungstène.

On extrait l’émeri surtout en Turquie (région de Smyrne) et en Grèce, dans les Cyclades et en particulier à Naxos, île dont le gisement topotype « Cape Emeri » a inspiré son nom.

Pour les physiciens en herbe, rappelons que l'émeri est de couleur noire ou gris foncé, moins dense que le corindon brun translucide, avec une densité comprise entre 3,5 et 3,8. Étant constitué d'un mélange de minéraux, on ne peut lui attribuer de dureté spécifique sur l'échelle de Mohs (elle varie en fonction inverse de sa teneur en oxyde de fer), la dureté des composants de l'émeri variant d'environ 6, pour la magnétite, à 9, pour le corindon.

De là viennent notre “papier émeri” et notre “toile émeri” (à ne pas confondre avec le papier de verre). La pierre broyée pouvait donc être mélangée à un produit liquide afin de constituer une pâte qui servait notamment au polissage des objets en verre. L’émeri n’est en aucun cas un produit de bouchage, comme le plâtre ou le liège, par exemple.

Le bouchon en verre et l'intérieur du goulot étaient ajustés par rodage avec cette pâte d'émeri pour que le contact soit parfait. Cela valait, en particulier, quand il s’agissait d’ajuster le col d’une carafe avec son bouchon de verre, et de fermer hermétiquement les flacons.

De ce fait, ajouter “à l’émeri” à “être bouché” constitue un renforcement puisque s’exprime l’idée d’une fermeture vraiment hermétique.

Seule la langue française semble s’intéresser à cette roche particulière, même si les Argentins aiment dire d’une personne qu’elle est dure comme un rocher (« ser duro como una roca ») et les Italiens qu’elle est faite de terre cuite (« essere di coccio »). Les Anglais, plus “polis”, stigmatisent quant à eux ceux qui n’ont pas deux cellules cérébrales pour les frotter l’une contre l’autre (« to not have two brain cells to rub together »).

« Mais à l’opposé, si je me laissais prendre Verdun, pour n’avoir pas cru assez vite que c’était sérieux, les mêmes diraient que je suis décidément bouché à l’émeri »1

L’insulte : Flaquadin

Lors de ma dernière contribution, j’avais pu émerveiller vos sens en vous parlant de gringuenaudes.

La transition est évidente avec l’insulte du jour : le flaquadin. Ce dernier est un froussard, un lâche. La peur produit sur lui d’ailleurs de fâcheux effets secondaires. Effets dont on fait état parfois en disant de quelqu’un qui a eu très peur qu’il a fait dans son pantalon.

Ces effets secondaires sont donc en lien avec le verbe lié à son nom, à savoir « flaquader », signifiant déféquer. Ou encore, selon le dictionnaire argot-français de 1896 : flasquer = flaquer2. On disait aussi « aller à flaquada ». Flaquer, (déformation de « flanquer ») signifiait « lancer un liquide avec force » (de manière qu’il termine sa course en formant une flaque)3 4.   

« C'est de l'apparition de ce spectre-là que les repus et les engraissés ont peur à en flaquer dans leurs calintes [dans leurs culottes] »5.

Le mot : Phelloplastique, n.f. 

Art de représenter en liège toutes sortes d’objets et particulièrement des monuments6.

Je suis libre pour un dîner mercredi soir.

La curiosité : La famille « Enfant, fable et fée »

Le nom enfant est très ancien, puisqu’il est attesté vers 990. Il s’agit d’un emprunt au nom latin infans, « jeune enfant ».

La fée est elle aussi présente en français depuis longtemps, car ce nom se trouve dans un texte daté d’environ 1140 ; il vient du latin fatum, « destin ». 

Le nom de la fable, attesté dans un texte de 1155, est pour sa part un emprunt au latin fabula, « propos, paroles » et « récit fictif ».

Ce qui est remarquable, c’est que les trois noms latins cités viennent du verbe latin fari, qui signifie « parler ». On comprend donc que le latin infans est littéralement le non-parlant, c’est-à-dire l’enfant (les enfants romains devaient être particulièrement sages…)

Jean-Joris Schmidt, 
Administrateur

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1 Jules ROMAINS, Les Hommes de bonne volonté, 1933

2 Flasquer du poivre à quelqu’un : le fuir

3 On peut aussi lire dans le dictionnaire étymologique de mille et une…expressions propres à l’idiome français, par Adrien Timmermans, 1903 : Flacada, P. Aller à fïacada^ aller à la flaquade, sortir pour flacader faire ses besoins sous forme de flaques ; flaquadln^ poltron, lâche que la peur fait fîaquader.
Flaquer, P., faire ses besoins : des flaques; id.^ mentir : syn. Et cong. de flacher, flancher, dire des flaviques : d'intention concilier. Faire flaquer, faire chier, ennuyer ; flaquer des châsses, pleurer : chier des calots. Le verbe insinue que pleurer est d'un lâche.

4 Et dans le Dictionnaire de la langue verte : argots parisiens comparés (2e édition entièrement refondue...) d’Alfred Delvau, 1866 : FLANQUER, v. a. Lancer un coup, jeter, dans l'argot des bourgeois, qui n'osent pas employer le verbe énergique des faubouriens. Se flanquer. Se jeter, s'envoyer. On disait autrefois Flaquer pour Lancer, jeter avec force un liquide. 
FLAQUADER, v. n. Cacare, - dans l'argot des faubouriens. On dit aussi Aller à flaquada.   FLAQUADIN, S. m. Poltron, homme mou, irrésolu, sur lequel on ne peut compter, parce que la peur produit sur lui un effet physique désagréable. FLAQUER, v. n. Alvum deponere, - dans l'argot des * voyous. Se dit aussi pour Accoucher, mettre un enfant au monde.

5 La Petite Lune, 1878-79, n°46, p.2. La Petite Lune est un hebdomadaire satirique anticlérical fondé et dessiné par André Gill, qui a paru de 1878 à 1879.

6 A ne pas confondre bien entendu avec la phalloplastie.

A propos de l'auteur

Jean-Joris
Schmidt
Ancien administrateur

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