Blanchiment : soupçons et responsabilités

Mes chers confrères,

 

Le volet préventif de la législation relative à la lutte contre le blanchiment de capitaux et la lutte contre le financement du terrorisme a été étendu aux avocats à la suite de la deuxième directive européenne de 2001.

Si nous voulons que l’autorégulation ait du sens, il ne faut pas prendre le risque de se voir dessaisir voire d’être contrôlé par des autorités publiques. Notre comportement dans la lutte contre le blanchiment doit être irréprochable.

Trois particularités distinguent la profession d’avocat des autres professions dans beaucoup d’Etats membres :

  1. la loi ne s’applique qu’à certaines activités professionnelles de l’avocat ;
  2. l’avocat ne peut faire de déclaration de soupçon lorsqu’il agit dans le cadre de ses activités de conseil et de représentation en justice ;
  3. lorsque l’avocat a un soupçon, il ne le déclare jamais directement aux autorités mais il passe par l’intermédiaire de son bâtonnier.

Trois questions nous préoccupent :

  1. Qu’est-ce qu’un soupçon justifiant que l’avocat et le bâtonnier doivent déroger au secret professionnel ?
  2. Dans quel cas un avocat peut-il engager sa responsabilité civile ou pénale en cas de déclaration de soupçon ?
  3. Existe-t-il des sanctions en cas de manquement des bâtonniers ?

La notion de soupçon

L’intérêt d’une déclaration de soupçon est de conférer à son auteur une immunité légale (pénale, civile et disciplinaire). Celui qui déclare un soupçon ne peut plus voir sa responsabilité engagée par la suite en aucune manière.

La réalité du terrain est toutefois plus nuancée. Il existe en Belgique un courant jurisprudentiel récent défavorable aux banques déclarantes et qui s’est développé nonobstant l’existence de cette immunité de principe. Plusieurs clients ont déposé plainte contre leur banque, après signalement pour blanchiment adressé à la Cellule anti-blanchiment. Certaines banques ont été sanctionnées pour déclaration incomplète ou erronée ou faite de mauvaise foi. Nous y reviendrons.

Il y a lieu d’abord de donner une définition de la notion de soupçon.

Depuis le début des années 90, sur base des recommandations du GAFI et de la première directive européenne, de nombreux pays ont imposé un système de déclaration d’opérations suspectes et ont constitué des cellules de renseignements financiers.

Il y a deux catégories de cellules :

  • dans les pays de Common Law, les cellules opèrent sur base d’un mécanisme de déclarations de soupçons fondées sur des indicateurs objectifs ;
  • dans les pays de tradition civiliste (majoritaires dans l’Union européenne), les cellules optent pour un mécanisme subjectif, entièrement dépendant de l’appréciation des acteurs présents sur le terrain.

Or, la notion de soupçon n’est pas définie par la loi : ni par les 4 directives européennes, ni dans le projet de 5ème directive. C’est un choix délibéré de la Commission et du Conseil qui n’ont pas souhaité choisir entre les conceptions objectives et subjectives.

Dans un arrêt Safe Interenvios du 10 mars 2016 (aff C-235/14), la Cour de justice a refusé de prendre position, alors que l’Avocat Général lui suggérait d’adopter une définition basée sur des éléments objectifs susceptibles d’être contrôlés.

Les législations françaises, luxembourgeoises et belges ne définissent pas non plus la notion de soupçon.

Au Luxembourg, le soupçon est intimement lié aux éléments d’une infraction pénale spécifique. La notion d’indice de blanchiment est centrale dans l’appréciation du déclarant. Elle prend le pas sur l’intime conviction du professionnel.

En France, à la suite de deux arrêts du Conseil d’Etat prononcés en 2004, c’est plus le doute que le soupçon qui justifie la déclaration.

En Belgique, la dénonciation est obligatoire lorsque le déclarant « sait ou a de bonnes raisons de soupçonner ». Il y a en réalité deux éléments constitutifs du soupçon : le risque et le doute :

  1. le risque : c’est-à-dire, lorsque plusieurs indices démontrent qu’un risque de blanchiment existe : refus du client de fournir les informations demandées, incohérence de la justification économique apportée aux opérations, utilisation de structures sociétales complexes et non justifiées.
  2. le doute : c’est-à-dire, dès que l’on ne peut exclure que des fonds puissent provenir d’activités d’organisations criminelles.

Le soupçon peut donc être défini comme un indicateur subjectif déduit d’un ensemble d’éléments factuels, vérifiables, qui dénotent que les opérations en cours présentent le risque d’être lié à une opération de blanchiment ou de financement du terrorisme, dès que l’on ne peut exclure que les sommes en jeu puissent provenir de telles activités.

La responsabilité des avocats en cas de déclaration de soupçon fautive

Le soupçon est une notion subjective. L’existence d’une obligation légale de dénonciation suffit à ôter tout caractère fautif à la communication si elle est effectuée de bonne foi, et même si les soupçons qui l’ont justifiée s’avèrent non fondés.

Il existe par ailleurs en Belgique un courant jurisprudentiel où la responsabilité de banquiers déclarants a été mise en cause. Dans deux affaires, des banques ont été condamnées à des dommages et intérêts : 15.000 € dans l’une, 46.000 € dans l’autre. Dans une troisième affaire, l’établissement de crédit a été mis hors cause.

Je retiens de cette jurisprudence les éléments suivants :

  • Le fait de communiquer de bonne foi, une information ne peut donner lieu à aucune forme de responsabilité, même s’il apparait qu’il n’existait aucune raison d’avoir une suspicion.

La jurisprudence est divisée sur la question de savoir si cette bonne foi est présumée (ce que je pense) ou si le déclarant ne doit pas prouver sa bonne foi, ce qui revient à ériger une présomption générale de mauvaise foi.

  • Les informations communiquées de mauvaise foi, par exemple des communications incomplètes voire incorrectes faites de manière malveillante, ne sont pas couvertes par l’exonération de responsabilité.
  • L’acquittement après coup d’un client par une juridiction pénale de fond peut résulter du fait qu’un tribunal estime que les faits imputés au client ne sont pas démontrés mais n’entraîne pas nécessairement que le soupçon initial du déclarant n’était pas justifié.
  • Le fait de transmettre à une cellule de renseignement financier des informations erronées ou incomplètes peut avoir pour conséquence de fausser l’analyse de cette dernière et de transmettre inadéquatement un dossier au Parquet pour poursuite.
  • Avant d’effectuer une déclaration de soupçon, le déclarant doit chercher à vérifier si les dires de son client sont exacts. Il ne peut pas communiquer des informations non vérifiées à la cellule et est susceptible d’être de mauvaise foi en se prévalant de l’exonération légale de responsabilité.

Pour l’avocat, la situation est d’autant plus particulière que l’information concernant un client est en principe couverte par le secret professionnel. Violer le secret en dehors des conditions légales peut engager la responsabilité de l’avocat. L’avocat doit être particulièrement attentif au respect du champ d’application légal de sa déclaration.

La responsabilité des bâtonniers en cas de manquement à la réglementation

Actuellement, la règlementation anti-blanchiment ne prévoit pas de sanction spécifique à l’égard des bâtonniers en cas de manquement.

On pourrait cependant envisager des cas de responsabilité de droit commun en cas de manquement :

  • Quid d’un bâtonnier qui reçoit d’un avocat une déclaration erronée ou incomplète de soupçon et qui la transmet à la cellule de renseignement financier telle quelle sans vérification ?
  • Quid si la transmission de la déclaration de soupçon est faite de mauvaise foi par le bâtonnier ?
  • Quid de la découverte par le bâtonnier d’un fait susceptible de constituer la preuve d’un blanchiment de capitaux à l’occasion d’une instruction disciplinaire et de sa transmission aux autorités en dehors du champ d’application légal autorisé ?
  • Quid du refus par le bâtonnier de transmettre aux autorités une déclaration de soupçon que lui a faite un avocat ?

Cette problématique de la responsabilité des bâtonniers risque de s’accroitre demain avec le projet des autorités européennes de créer une autorité de contrôle des bâtonniers pour vérifier s’ils respectent ou non leur obligation de contrôle des obligations des avocats en matière de blanchiment.

Verra-t-on demain l’instauration de sanctions spécifiques à l’égard des bâtonniers : amendes financières et publication de la sanction ? C’est une question qui mérite d’être posée.

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Je ne voudrais pas terminer cet éditorial sans vous parler d’un recours en annulation que nous venons d’introduire.

La loi contenant la transposition de la 4ème directive blanchiment contient un article 49 qui pose problème et qui a justifié l’introduction d’un nouveau recours en annulation par AVOCATS.BE en mars 2018 devant la Cour constitutionnelle.

Il s’agit de l’hypothèse où l’avocat n’est pas en mesure de faire une déclaration de soupçons ou de répondre à une demande de renseignements par les autorités, ou le cas où il voudrait, de mauvaise foi, se soustraire à cette obligation.

Dans ce cas, la loi prévoit que le membre du personnel ou le représentant de l’avocat, ayant la qualité d’assujetti (on pense par exemple à un collaborateur ou au comptable de l’avocat) doit faire lui-même la déclaration d’informations ou de renseignements concernés directement à la CETIF. L’absence de déclaration peut donner lieu à des sanctions administratives et pénales.

Cette disposition nous paraît poser trois problèmes de constitutionnalité, en ce que, violant des droits fondamentaux comme le secret professionnel et les droits de la défense, elle constitue, ipso facto, un manquement aux principes constitutionnels d’égalité et de non-discrimination. Sans secret professionnel, il n’y a pas de procès équitable :

  1. Cette obligation de déclaration et de collaboration peut viser des informations couvertes par le secret professionnel. Les deux dérogations légales (évaluation juridique et représentation en justice) ne sont en effet pas prévues dans cette hypothèse de déclaration par un collaborateur.
  2. Cette obligation de déclaration (et de collaboration) du collaborateur méconnaît le filtre du bâtonnier prévu par la loi.

    Or, dans son arrêt de 2008, la Cour constitutionnelle avait précisé que l’intervention du bâtonnier était une garantie essentielle pour les avocats et les clients, qui permet de s’assurer qu’il ne sera porté atteinte au secret professionnel que dans les cas strictement prévus par la loi.

Dans l’arrêt Michaux/France, la Cour européenne des droits de l’Homme avait mis en exergue le rôle du bâtonnier en tant que « filtre protecteur du secret professionnel » pour juger que l’obligation de déclaration de soupçons de l’avocat était compatible avec l’article 8 de la convention.

  1. Rien ne peut justifier qu’un tiers à la relation de confiance entre l’avocat et son client, doive transmettre aux autorités des informations relatives à ce client, et ce, sous peine de sanctions. C’est une atteinte au secret professionnel.

Un arrêt est attendu pour 2019.

Votre dévoué,

 

 

Jean-Pierre Buyle, Président d’AVOCATS.BE

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