Paris, Les Editions de l’Observatoire, 2019, 255 p., 19 €.
Jenny a encore des haut-le-cœur devant ces vidéos irréelles, ces décollations expédiées en quelques gestes experts. Elle n’a pas encore réussi à faire taire sa pudibonderie de pisseuse, ce que les kouffars appellent humanité et qui est le cache-misère de leurs compromissions. Jenny regarde, hypnotisée, se repaît de ce cérémonial macabre. Les bourreaux cagoulés ont l’air de savoir ce qu’ils font, ils n’ont ni pieds fourchus, ni regards d’assassins mais des yeux pénétrants et le geste sûr, saisi par les caméras dernier cri de l’Etat islamique. Ils prennent leur temps, font le job, appliqués, consciencieux même, et Jenny ne perd pas une miette de cette besogne de garçon boucher. Il faut bien qu’une force supranaturelle anime ces types qui égorgent sans ciller, alors qu’ils fumaient encore du shit dans la banlieue de Lyon ou de Manchester il y a un an à peine. Ils le font sans plaisir, parce qu’ils sont les serviteurs dociles et les obligés d’Allah. Purifiés des scrupules, ces ruses du Chaytan pour arrêter le sabre qui partage l’humanité en deux, les hommes et les chiens, les porcs et les purs, nous et les autres. Jenny regarde. Jenny écoute. Pour une fois, elle veut être une bonne élève.
Comment une Jenny devient-elle une Chafia ? Comment une gamine de 15-16 ans, élève d’un lycée de province, dans une petite bourgade de la Nièvre, en vient-elle à enfiler un jilbab et à devenir une djihadiste ? Comment une ado bourgeoise encore boutonneuse peut-elle renier tout ce qui faisait sa vie, ses parents, ses copains, sa culture, pour se laisser aspirer par le discours, certes assertif et empreint d’une certaine pureté, d’une inconnue rencontrée aux hasards du web ? Comment une petite fille, certes plus revêche que modèle, peut-elle se laisser fasciner par des images de décapitation, jusqu’à rêver de devenir la compagne d’un des bourreaux de DAECH ? Comment une jeune lectrice d’Harry Potter devient-elle une terroriste ?
Parce qu’un fil s’est cassé. Parce que, dans une famille, un dialogue s’est brisé sans que l’on sache bien pourquoi. Parce que, à l’école, des condisciples (oui, un peu les mêmes que les copains et copines de vos enfants, voire…) font de vous l’objet de leurs railleries, simplement parce qu’au cours d’une soirée cette gamine un peu excitée a cru naïvement qu’elle allait pouvoir pécho le beau grand sportif frisé de la classe. Parce que presque rien. Parce qu’un curieux engrenage s’enclenche un soir et continue à tourner, inexorablement. Parce qu’un jour on trébuche, on tombe et personne n’est là pour vous empêcher de glisser toujours plus bas. Comme un trou noir qui vous aspire.
Abel Quentin est avocat à Paris. Il a défendu plusieurs jeunes radicalisés. Dont, j’imagine, cette Claire B. à laquelle il dédie ce premier roman. Il s’est nourri de ces expériences dont on imagine sans peine à quel point elles ont dû être éprouvantes. Et il nous les restitue sous la forme de cette histoire qui mêle le destin de Jenny/Chafia à celui d’un vieux président débordé sur sa droite par un jeune ministre de l’intérieur aux dents longues.
Le prix Première vient de récompenser cette œuvre écrite avec nervosité et efficacité, qui nous emmène en plongée (en apnée ?) dans un monde à la fois si proche et si lointain. Y a-t-il un terroriste en devenir dans la classe de vos enfants ?
Il y a quelque chose d’effroyablement pur dans leur violence, dans leur soif de se transformer. Elles renoncent à leurs racines, elles prennent pour modèles les révolutionnaires dont les convictions sont appliquées le plus impitoyablement. Machines impossibles à enrayer, elles fabriquent la haine qui est le moteur de leur idéalisme d’airain.
Out of the blue. Into the dark !
Patrick Henry,
Ancien Président