Je terminais mon dernier prêche sur le Parler français (Tribune 264) en évoquant quelques trucs déjà (trop) entendus. En voici d’autres, essentiellement du langage parlé …
Les premiers barbarismes que j’évoquerai sont liés à nos smartphones.
On mettait ceux-ci en mode vibreur, ou en mode avion, puis on a commencé à se mettre soi-même en mode tranquille. On ne se fatigue pas à choisir l’adjectif qui convient ; “en mode” permet d'en faire l'économie. L’expression s’est aussi attaquée aux noms communs : votre gamine, exaspérante, s’est mise en mode princesse. À votre interlocuteur de combler les trous. Pourvu qu’il ait compris …
Si vous lui cherchez un synonyme, tout aussi flou et agaçant, vous trouverez vite “genre”.
Et si vous avez peur d’être trop précis, combinez donc les deux (entendu à la radio) : « Pour ce showcase, j’hésite de partir en modegenre costard ou ch’sais pas, quoi… ».
Le mec m’a laissé en mode consterné, genre sur le cul ...
Ce n’est pas tout : comme votre prothèse multifonctions, vous pouvez aussi être en charge ! On ne gagne même pas une syllabe, chargé n’est pas plus long, mais celui qui utilise ce tour pense avoir l’air plus intelligent. Il s’est d’ailleurs rapidement gavé d’autres formes anglophiles tout aussi incorrectes comme Être en capacité de ou Être en responsabilité. La gent politique en est friande et peut aller jusqu’au bout du bout : “Nous sommes en capacité de pouvoir (!) être … en responsabilité” (sic).
Si vous voulez vous débarrasser de l’omniprésent en charge, imaginez comme moi, chaque fois que vous l’entendez, que la personne en charge a le fil du chargeur dans le luc. L’image devrait suffire.
Un autre usage exaspérant : le retour. Certes, il peut désigner le fait de renvoyer une chose à son expéditeur. C’est le sens qu’il prend dans l’expression répondre par retour du courrier ou, simplement, par retour. Néanmoins, à partir de cette expression, on a abusivement étendu le sens de retour pour en faire un synonyme de réponse, voire de réaction ou de commentaire.
Par pitié, cessez de vous vanter d’avoir obtenu “de bons retours” quand vous avez provoqué des réactions favorables, arrêtez de brandir des “retours négatifs” et n’espérez, en tout cas de ma part, aucun retour quand ce que vous convoitez n’est qu’une simple réponse.
N’en demandez pas trop, non plus, à la préposition sur.
- J’étais sur Paris, ce week-end.
- Ça m’étonnerait ! Au mieux pourrais-tu, conquérant, marcher sur Rome, mais tu ne serais encore qu’en direction de la Ville éternelle, pour la prendre d’assaut.
- Je suis sur un livre qui …
- Mauvaise position pour lire, non ?
L’infatué bistrotier – qui ne vous épargnera pas l’énervant Bonne dégustation (pour un bièsse américain-frites, n’exagérons pas, quand même !) –, vous assènera généralement que vous pouvez partir sur (lire : commencer par) telle entrée ; qu’après, vous aurez droit à une ‘explosion des papilles’ – parce qu’on est sur du bœuf de premier choix – et qu’en ‘bouquet final’, vous serez sur une – voire de la – crème brûlée.
Allons bon ! Faites gaffe à vos fesses (et à la note…), ainsi d’ailleurs qu’à votre pantalon si, pour le vin d’accompagnement, il vous a annoncé que vous seriez sur du boisé et des fruits rouges. Ça tache.
“Sur” est tellement omniprésent qu’on peut à présent le retrouver dans des formulations comme “Il y a des bouchons pourpénétrer sur Liège” !
Carrément signifie ‘sans hésitation’, ‘d’une manière décidée’, ‘tout à fait’, ‘absolument’ ou encore ‘sûrement’ (“En passant par ce raccourci, vous gagnerez carrément une heure”). Il a valeur d’insistance, presque de superlatif. Un nouvel usage qui se répand prétend lui donner la signification d’un bête ‘oui’. À la question ‘On n’irait pas manger ?’, répondre ‘Ah ouais, carrément’ doit sans doute donner un air enjoué ou enthousiaste à l’approbation. La formule est aussi surfaite que l’usant “trop” (dans ‘trop bien’, ‘trop nul’, voire ‘trop cool’ – pff).
De même, “J'avoue” semble devoir remplacer un simple “oui”, sans doute trop banal. Il peut aussi tenir lieu de “Moi aussi”.
- J’irais bien me chercher un sandwich.
- J’avoue.
Comme le disait je ne sais plus qui, heureusement que Jean Moulin était plus coriace.
Voici bien longtemps déjà, je m’étais déjà plaint d’un autre de ces “oui” prétendument renforcés : pas de souci. J’espérais que ce tic de langage finirait par retourner dans les limbes, mais il n’en est hélas rien. Dites ‘merci’ et, en lieu et place d’un ‘je vous en prie’, voire d’un simple ‘de rien’, on va vous servir cette formule incantatoire.
Le souci n’est pas seulement un problème, c’est un tourment, une inquiétude, un tracas, une préoccupation, voire une angoisse. Si je demande qu’on décale une réunion, je ne suis frappé d’aucune de ces affections et je ne pense pas en causer une à mes interlocuteurs. M’entendre répondre ‘pas de souci’ n’a donc pour moi aucun sens.
Vous remarquerez au passage que le souci est une sorte de problème d’ordre psychologique. Et voilà que quand un personnage vous paraît tourmenté, presque un peu dingo, vous dites qu’il a … un problème.
Belle journée. Cette ‘nouvelle’ formule de politesse, parfaitement gnangnan, se glisse à la fin des courriels. Si la journée pouvait être bonne, ce ne serait déjà pas si mal ...
Il s’agit sans doute, ici aussi, de transfigurer la banalité, d’ajouter de petites fleurs un peu ridicules dans nos mornes existences. L’Académie française y soupçonne l’influence de l’anglo-américain Have a nice day !
Vous viendrait-il à l’idée de souhaiter à quelqu’un un ‘bel appétit’ ? une ‘belle réunion’ ? Feriez-vous ainsi preuve de ‘beau goût’ ? Qui a sérieusement souhaité une belle année et une belle santé ?!
Est-il nécessaire de se démarquer à tout prix, de ringardiser une expression qui aurait fait son temps ? Pour montrer qu’on voit loin, qu’on voit haut ? Qu’on voit beau ? En pareil cas, celui qui vous souhaite une belle journée ne vous veut sans doute rien de bien avantageux : il est tout occupé à se glorifier. Abuser de l’emphase ne donne pas plus de sens aux mots.
Sur ce, mes contributions à La Tribune étant jugées trop longues (à raison), je vous mets de côté quelques autres incongruités de langage, pour une prochaine, et je vous souhaite une … bonne journée !
Jari Lambert
gh.lambert@avocat.be