"De tous les documents que tu avais parcourus jusque-là, c’était le plus ancien et, à en juger par le soin qui l’avait entouré, le plus précieux… C’était un arbre généalogique… Tu repris le décryptage, mot après mot, du plus ancien vers le plus récent, car tu voulais trouver ta place. Ton attention fut attirée par quelques lettres, peu lisibles, figurant à côté de ton prénom. L’encre utilisée était différente, l’écriture paraissait plus récente, comme si son auteur avait finalement exprimé ce qu’il avait jusque-là caché… Sous l’unique prénom Léopold de tout l’arbre, une main tremblante mais ferme – tu reconnus celle de ton père – avait écrit en petits caractères : adultérin, suivi d’un point d’exclamation. "
"Tes yeux se figèrent sur le texte : à plusieurs reprises, tu répétas a-d-u-l-t-é-r-i-n à mi-voix, mécaniquement. Tout en toi se figea."
Léopold Havenith est un enfant adultérin. Par sa mère. Son père était veuf quand il a été conçu. Mais son père n’était pas le premier venu. Ou plutôt si. Son père c’était le Roi. Léopold III.
Est-il facile de révéler à son fils qu’il a été conçu dans la tromperie ? Que son père légal n’est pas son père ? Que le nom de son père biologique doit être tu ? Parce que son père biologique, c’est le Roi. Et que le Roi est empêtré dans la question royale. Et que l’on ne peut pas ajouter cette petite histoire à la grande Histoire.
Pourtant… La question royale a pris fin en 1951, lors de la prestation de serment de Baudouin. Passons encore sur les dix années suivantes, lorsque le pays vivait sous ce que l’on appelait alors une dyarchie, puisque Léopold et Lilian vivaient toujours à Laeken, aux côtés de Baudouin. Mais après ? Lorsque Baudouin s’est marié. Après que ses parents avaient quitté le Palais…
Pourquoi ce silence rémanent ? Lâcheté, pudeur, égoïsme, aveuglement ? Un peu tout à la fois ?
"Tu étais le bâtard, tu étais le problème : « Je suis un enfant non reconnu, non aimé par mon propre père et dénié par le mensonge de ma propre mère »."
Éric Causin, qui nous a déjà livré Étincelles, se fait la voix d’un des enfants illégitimes de Léopold III1. Il nous fait vivre la douleur du mensonge, de la dénégation, du rejet, de l’exclusion.
Il en profite pour mêler l’histoire de Léopold et la nôtre. Léopold III est-il un traître à la patrie, comme beaucoup l’ont prétendu et comme 43% des Belges l’ont voté (dont une écrasante majorité de wallons) ? Il a refusé de prendre le chemin de Londres en 1940. Était-ce une faute ? En 1945, au moment de la victoire, cela ne pouvait être vu autrement.
Mais Éric Causin nous rappelle cette phrase de l’historien suisse Gonzague de Reynold : « Ne pas juger le passé d’après le présent. Mais d’après le passé qui est derrière le passé ». Curieusement, en rendant justice à Léopold, il excuse aussi, partiellement, son père.
"La maxime que le Roi ne peut mal faire est de l’essence de tout gouvernement constitutionnel bien organisé."
Éric Causin a choisi de nous conter cette histoire sous la forme d’une lettre imaginée. Celle que la mère de Léopold lui aurait écrite pour qu’il la reçoive après sa mort, qu’il sache enfin la vérité. Le procédé est adroit car il permet de tout remettre en contexte.
Mais il ne s’agit que d’un procédé. Car, dans la réalité, cette lettre n’est jamais venue. Et si Léopold « était bien le seul à ne pas savoir », je veux dire à ne pas savoir vraiment puisque l’aveu n’était jamais venu, cette absence est cruelle. Le pire tourment que connaissent les victimes n’est-il pas la dénégation de leur état ?
Léopold Havenith a le courage de nous le dire lui-même dans les quelques pages de postface qui closent ce passionnant ouvrage.
Et, de toute cette grande Histoire, c’est sa petite histoire à lui que je retiens d’abord.
Car que valent finalement les Rois et la gloire ? L’important est que tu sois un homme, mon fils.
Patrick Henry,
Ancien Président
1 On lui en prête plusieurs autres, dont notamment Ingeborg Verdun, qui est née quelques mois seulement après notre Léopold. Mais Léopold III n’a nullement l’exclusivité de ces paternités illégitimes. Léopold Ier et Léopold II ont reconnu plusieurs enfants illégitimes, qu’ils ont d’ailleurs anoblis. On en prête également plusieurs à Albert Ier.