Etat de droit en danger


Chères Consœurs, 
Chers Confrères, 

Dans notre pays, force est de le constater avec regret, amertume et colère, l’état de droit est en danger. 

Le 13 septembre 2023, le Conseil d’Etat, statuant en extrême urgence, a suspendu l’exécution de la décision de la secrétaire d’Etat à l’asile et la migration de ne plus faire bénéficier les hommes seuls de mesures d’accueil. 

AVOCATS.BE était partie requérante dans cette procédure. La réaction de la secrétaire d’Etat illustre parfaitement cette attitude de non-respect de l’état de droit. Elle a déclaré poursuivre temporairement « la politique consistant à ne pas accueillir temporairement les hommes isolés ». 

Dans La Lettre, hebdomadaire électronique de l’Ordre français des avocats au barreau de Bruxelles, édition du 15 septembre 2023, j’ai co-signé avec le bâtonnier Emmanuel Plasschaert l’éditorial consacré à cette situation particulièrement grave. 

Le conseil d’administration d’AVOCATS.BE a souhaité que le texte en soit repris dans le présent éditorial. 

Je le reprends donc ci-dessous : 

« Dans un arrêt assez largement médiatisé rendu ce 13 septembre 2023, le Conseil d’Etat a suspendu, selon la procédure d’extrême urgence, dans le cadre d’un recours d’AVOCATS.BE et d’une série d’associations actives dans la défense des libertés fondamentales des personnes étrangères, la décision récemment prise par la secrétaire d’État à l’Asile et la Migration d’exclure temporairement les hommes seuls demandeurs d’asile du bénéfice de l’accueil prévu par la loi du 12 janvier 2007 sur l'accueil des demandeurs d'asile et de certaines autres catégories d'étrangers.

Dans son arrêt, le Conseil d’Etat juge, sans détour, que « l’article 3 de la loi précitée du 12 janvier 2007 prévoit que ‘tout’ demandeur d'asile a droit à un accueil devant lui permettre de mener une vie conforme à la dignité humaine », que par ‘accueil’, on entend l'aide matérielle octroyée conformément à ‘la présente loi ou l'aide sociale octroyée par les centres publics d'action sociale conformément à la loi du 8 juillet 1976 organique des centres publics d'action sociale’ », ajoutant que « l’article 6, § 1er, de la même loi dispose que le bénéfice de l'aide matérielle s'applique à ‘tout’ demandeur d'asile dès la présentation de sa demande d'asile et produit ses effets pendant toute la procédure d'asile ». 

Avant de conclure que « la loi du 12 janvier 2007 ne permet pas à la partie adverse de priver du droit à l’accueil une catégorie de demandeurs d’asile, constituée par les hommes seuls, pour résoudre les difficultés auxquelles elle indique être confrontée ».

L’on aurait toutes les raisons de se réjouir de ce rappel fondamental et de l’issue d’un recours dont l’objectif premier vise à éviter la poursuite de l’envoi à la rue quotidiennement de dizaines de personnes précarisées, si l’auteur de l’acte suspendu n’avait, avant même que les avocats n’entrent dans le prétoire, annoncé qu’elle ne respecterait pas un arrêt du Conseil d’Etat qui lui serait défavorable. Ce dernier avatar d’une saga juridictionnelle en cours depuis près de deux ans met en lumière de graves dangers que l’attitude de la secrétaire d’Etat fait peser sur les fondements même de notre Etat de droit, sans remise en cause apparente sérieuse par ses partenaires du gouvernement. La séquence n’est pas seulement grave, elle est absolument dramatique. On devrait dire qu’elle est « polydramatique ».
 
La secrétaire d’Etat viole la loi sciemment, le reconnaît et ne s’en émeut pas. Elle évoque une sorte de force majeure qui n’en est pas une, les mécanismes de la loi du 12 janvier 2007 permettant, le Conseil d’Etat le rappelle entre les lignes, d’organiser, dans des situations particulières, d’autres formes d’accueil, que l’Etat belge continue obstinément à refuser d’envisager. Premier drame. 

L’Etat sait qu’il agit dans l’illégalité depuis longtemps, puisqu’outre les milliers de condamnations individuelles prononcées pour d’infortunés demandeurs d’asile privés d’accueil par les juridictions du travail, AVOCATS.BE et les associations requérantes devant le Conseil d’Etat ont multiplié les succès judiciaires depuis des mois. Des décisions rendues par le tribunal de première instance en référé, à deux reprises, puis au fond dans un jugement cinglant du 29 juin dernier condamne l’Etat belge et Fedasil, sous fortes astreintes, notamment « à mettre un terme à la violation systémique du droit de l’Union en matière d’accueil et à prendre les mesures nécessaires pour permettre, sans délai, à tous les demandeurs de protection internationale de bénéficier de l’aide matérielle ». L’Etat belge a acquiescé à ce jugement mais les autorités fédérales n’ont jamais respecté ces condamnations et ont organisé, à ce stade, une forme d’insaisissabilité permanente. Quel terrifiant exemple pour le justiciable ordinaire condamné à respecter et exécuter une décision de justice ! Deuxième drame.

Mais la violation constante du droit international, européen et interne par l’Etat belge n’est pas anodine, quant à ses conséquences. Point d’erreur dans l’octroi de subsides ou de mauvaise appréciation d’une offre dans un marché public, l’effet – et, parfois, on se demanderait, si ce n’est pas l’objectif – des violations observées et tancées par les juges, consiste à placer chaque jour des dizaines de personnes fragiles à la rue, ni plus, ni moins. Jeter de la détresse sur la détresse. Troisième drame. 

Derrière le sort funeste réservé à ces pauvres personnes, la Belgique s’enfonce dans le risque d’être classée parmi les démocraties européennes illibérales. Et la Cour européenne des droits de l’homme, s’étant récemment penchée sur ce triste dossier, ne s’y est pas trompée, en jugeant juste avant l’été, que « les éléments produits devant la Cour révèlent un problème systémique dans l’État défendeur concernant la capacité des autorités à se conformer à sa propre législation interne sur le droit à l’hébergement des demandeurs d’asile, y compris aux décisions de justice définitives en ordonnant le respect. Même si elle n’ignore pas les difficultés auxquelles les autorités belges ont été confrontées, la Cour estime qu’une telle pratique est incompatible avec le principe de l’État de droit qui sous-tend l’ensemble du système de la Convention » (Cour EDH, Camara c. Belgique 18 juillet 2023, §121).

Puisse notre Gouvernement se ressaisir. Vite. Très vite. Car un gouvernement qui ne respecte ni ses lois, ni ses institutions, cela fait froid dans le dos. Puisse cet appel solennel du barreau à un sursaut de conscience et de respect des institutions être enfin compris et entendu ».

Il est également fait état de cette situation préoccupante dans l’article de la professeure Cécilia Rizcallah dans la dernière édition du Journal des Tribunaux du (16 septembre 2023, n°6950) dans un article intitulé : « Le rapport 2023 sur l’état de droit dans l’Union européenne : ne laissons pas les grenouilles s’engourdir ! ». Je vous en recommande la lecture. 

Enfin, dans son édition du 20 septembre 2023, le journal « Le Soir » publie une carte blanche signée par une trentaine de professeurs d’universités intitulée : « Etat de droit : qu’allons-nous pouvoir dire à nos étudiants ? ». 

Cette carte blanche se conclut comme suit : « Nous invitons donc le gouvernement à ne plus franchir ces lignes rouges que son le respect de la loi et des décisions de justice et à mettre un terme à la situation de mépris caractérisé pour l’un des principes les plus importants de l’organisation de notre Etat. Plusieurs solutions conformes à la légalité existent ; c’est au gouvernement de choisir celle qu’il préfère ». 

Au nom d’AVOCATS.BE, je m’associe pleinement à cette initiative. 

Qu’elle ne reste pas lettre morte comme l’ont été nos démarches antérieures. 

Nous devons continuer à faire flèche de tout bois et, plus que jamais, l’initiative d’AVOCATS.BE de mettre sur pied un observateur de l’état de droit s’avère essentielle. 

Votre bien dévoué,

Pierre Sculier,
Président

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Pierre
Sculier
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