Ce 8 mars dernier, à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes, de nombreuses avocates, soutenues par leurs confrères masculins, se sont mobilisées pour mettre en lumière le sexisme encore bien prégnant au sein du monde judiciaire.
L’association de juristes féministes F.E.M. & Law avait en effet appelé à plusieurs actions.
Le matin, en compagnie du collectif des Mères Veilleuses – un groupe de femmes monoparentales qui dénonce les violences institutionnelles qu’elles subissent en raison de cette qualité –, nous avons tenu un piquet de grève symbolique devant le Tribunal de la famille, qui est encore trop souvent le théâtre de violences de genre inacceptables. Des phrases telles que : « Madame, si vous êtes restée autant d’années avec Monsieur, c’est qu’il n’est pas si violent que ça », « Madame, votre conjoint est violent mais il n’a nulle part où aller : pouvez-vous accepter qu’il reste encore quelques semaines ? Oui ? Je vous félicite. Maître, vous ne félicitez pas votre cliente ? », « C’est vraiment tarte à la crème, votre plaidoirie, cette nouvelle vague de féminisme à tout va j’en ai ma claque » font ainsi encore partie du quotidien de cette juridiction…
Nous nous sommes ensuite déplacées devant le Tribunal du travail pour sensibiliser les avocat·es qui se rendaient à leurs audiences à la Journée internationale des droits des femmes.
Enfin, l’après-midi, nous nous sommes rendues devant le Conseil du Contentieux des étrangers (CCE), la juridiction qui connaît des recours introduits contre les décisions prises par l’Office des étrangers et le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides (CGRA). Celles et ceux parmi nous qui pratiquent cette matière ne savent que trop bien, hélas, que les femmes migrantes que nous défendons, qui ont presque toujours déjà été victimes de violences de genre dans leur pays d’origine ou au cours de leur parcours migratoire, se retrouvent régulièrement en butte à de nouvelles violences de ce type au cours de leur demande d’asile ou de séjour. Nous avons donc chanté et dansé, en toge, la désormais célèbre chanson du collectif féministe chilien « Las Tesis » intitulée « Un violador en tu camino » (Un violeur sur ta route).
Une délégation de F.E.M. & Law a ensuite été reçue par une délégation du CCE, composée de M. Serge BODART, le Premier président du CCE, et de quatre autres juges francophones et néerlandophones, à qui nous avons présenté les revendications rédigées par notre association. En résumé, celles-ci étaient les suivantes :
- Partant du constat que certain·es magistrat·es peuvent avoir, à l’audience, une attitude peu courtoise à l’égard des justiciables dont elles et ils ont à juger l’affaire, nous avons rappelé que ces personnes se présentent devant elles et eux après souvent une longue route depuis les centres d’accueil où elles sont hébergées, et dans un état d’esprit particulier dans la mesure où elles sont conscientes de jouer leur avenir lors de l’audience. Nous avons dès lors demandé qu’une attention particulière soit apportée à la communication lors de l’audience. En particulier, nous avons rappelé l’importance de les saluer, d’en prendre congé et de leur exposer brièvement le déroulement de l’audience. De même, nous avons insisté sur l’importance d’accorder un huis clos lorsque cela est sollicité par les avocat·es, ce qui a pu poser problème à diverses occasions (soit parce que le ou la magistrat·e refuse le huis clos sollicité, soit parce qu’il ou elle minimise les raisons – souvent des violences de genre – menant à solliciter le huis clos). Enfin, nous avons demandé que, lorsque les avocat·es demandent que leurs client·es soient assisté·es, lors de l’audience, d’un·e interprète de tel ou tel sexe, il puisse être donné suite à cette demande, comme c’est déjà le cas à l’Office des étrangers ou au CGRA.
- Nous avons également souligné le fait que trop souvent, dans le cas de femmes originaires de pays où la domination sexiste est particulièrement institutionnalisée et les droits des femmes très largement bafoués, le CGRA ne prend pas la peine d’examiner la situation objective des femmes. Le CGRA dispose pourtant d’une instance de recherche spécialisée, le CEDOCA, chargée de rédiger des rapports sur les pays d’origine en fonction de différentes thématiques. Or, nous constatons que, même lorsque nous soulevons ce point en terme de recours, le CCE néglige souvent d’annuler les décisions du CGRA pour ce motif. Nous avons donc insisté sur le caractère particulièrement généralisé des violences sexistes dont sont victimes les femmes migrantes et demandé qu’une attention particulière soit apportée par le CCE lorsque l’absence de rapport du CEDOCA sur la situation des femmes dans le pays d’origine est soulevée à l’encontre d’une décision du CGRA.
- Nous avons ensuite abordé la Convention d’Istanbul, cette convention du Conseil de l’Europe pour la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, signée en 2011 et ratifiée par la Belgique en 2014, qui nous semble encore trop largement méconnue par le CCE. Nous constatons en effet, lorsque nous invoquons la Convention d’Istanbul en termes de recours, qu’une jurisprudence relativement constante du CCE nous oppose qu’elle n’ajouterait rien à l’ordre juridique belge existant. Or, si elle n’a certes pas d’effet direct en matière d’asile, cette importante convention ajoute bel et bien, en la matière, d’importantes précisions, telle que le fait d’accorder une protection internationale aux femmes migrantes à qui la qualité de réfugiée n’a pas été reconnue mais qui, en cas de renvoi vers leur pays d’origine, y seraient exposées à des violences de genre. Cette protection n’étant, à notre connaissance, jamais accordée sur la base de la Convention d’Istanbul, nous avons suggéré l’organisation d’une formation ayant pour objet l’application de cette convention en matière d’asile, à l’attention des magistrat·es du CCE.
- Enfin, nous avons évoqué la situation des femmes migrantes victimes de violences intrafamiliales, qui quittent leur conjoint violent et demandent une exception au principe du retrait de leur droit de séjour pour ce motif. Ces dernières doivent en effet démontrer l’existence de ces violences. En l’absence de dépôt de plainte et de certificat médical indiquant des violences physiques graves, l’Office des étrangers a tendance à mettre en doute la réalité de ces violences, même lorsque les femmes sont hébergées dans des centres pour femmes victimes de violences intrafamiliales ou déposent des certificats psychosociaux circonstanciés. Nous avons donc rappelé la difficulté, pour les victimes de violences intrafamiliales en général, et pour les femmes migrantes en particulier, d’oser porter plainte et de quitter leur conjoint violent. Constatant que certains arrêts se montrent très exigeants quant à la preuve de ces violences, nous avons dès lors exhorté le CCE à effectuer une appréciation particulièrement large de la preuve des violences conjugales qui lui sont présentées.
Nous avons eu le plaisir d’être longuement reçues par la délégation évoquée du CCE pour exposer ces différents points et en discuter. M. le Premier président a pris acte de nos remarques quant à la tenue des audiences et des « violences ordinaires » que nous avons pu y relever à plusieurs reprises, ainsi que de nos observations concernant l’application de la Convention d’Istanbul.
Suite à cette rencontre, il nous a écrit en nous signalant qu’il avait encouragé les magistrat·es de son Conseil à s’inscrire à une formation intitulée « Communication à l’audience » pour répondre à notre première revendication. Il s’est montré également très ouvert à l’idée d’organiser une formation sur la Convention d’Istanbul. Enfin, il a invité les avocat·es à mentionner leurs demandes de huis clos ou de désignation d’un·e interprète de tel ou tel sexe, outre dans le corps de leur requête, dans le courrier d’accompagnement, afin qu’elle ne puisse échapper au greffe.
F.E.M. & Law se réjouit bien entendu de l’ouverture affichée par M. le Premier président sur ces importantes questions et de la poursuite du dialogue entamé le 8 mars. Nous vous tiendrons bien entendu prochainement informé·es des suites concrètes de ce premier rendez-vous prometteur !
Enfin, nous précisons encore que F.E.M. & Law s’est doté d’une base de données de textes normatifs, décisions de justice et articles présentant un intérêt quant aux droits des femmes et de l’action juridique en la matière, baptisée Athena. Sa mise en place débute, et nous souhaitons l’alimenter. N’hésitez donc pas à y contribuer en nous proposant des documents qui vous semblent pertinents via le formulaire suivant !
Nous restons bien entendu à votre écoute pour toute autre remarque ou suggestion que vous auriez sur la question.
Très féministement vôtre,
Pour l’ASBL F.E.M. & Law,
Me Marie DOUTREPONT
Me Estelle DIDI
***
Envie de nous faire part de votre opinion sur un sujet relatif à la profession d’avocat ? Partager un coup de cœur ou un coup de gueule avec les lecteurs de la Tribune ? Réagir à un thème d’actualité ou mener une réflexion plus philosophique en lien avec le droit ou le barreau ? Cette rubrique est la vôtre !
Vous souhaitez voir votre opinion publiée dans notre prochain numéro ? Cette rubrique est ouverte à toutes et à tous et a besoin de vos contributions ! Envoyez vite vos écrits à mb.communication@avocats.be.
Le texte ci-dessus est l’expression d’un avis et sa publication ne signifie nullement l’approbation de son contenu par AVOCATS.BE. Il n’engage que ses auteurs.