C’était au temps d’avant le confinement, à une époque pourtant pas si lointaine où le mot « coronavirus » n’évoquait que de vagues moues apitoyées pour ces pauvres Chinois.es et Italien.nes dont le quotidien semblait bien morne.
C’était il y a à peine deux mois, mais qui nous semblent déjà un siècle. Les 25, 26 et 27 février dernier, j’ai eu la chance de me rendre à Lagos, au Nigéria, pour y assister, en tant que représentante du Barreau de Bruxelles et d’AVOCATS.BE, à une conférence sur l’externalisation des frontières par l’Union européenne, et sur les conséquences de cette politique sur les droits des migrant.es africain.es.
Durant trois journées passionnantes, nous avons débattu, échangé, appris. Sur les stratégies mises en place par l’Union européenne depuis de nombreuses années, à présent, et qui tendent à repousser en-dehors de ses frontières le « sale boulot » consistant à empêcher les migrant.es non plus seulement d’arriver en Europe, mais carrément de sortir d’Afrique. Sur le financement et la formation des garde-côtes libyens par la même Union européenne (UE), chargée de repêcher – ou d’abandonner à la dérive – les migrant.es qui tentent leur chance sur la Méditerranée. Sur les camps de détention plus ou moins clandestins, construits (et financés) tout au long du parcours migratoire des migrant.es africain.es et de plus en plus loin de l’Europe, jusqu’au Niger. Sur les violations de la libre circulation des Africain.es que cette politique entraîne. Ainsi, les pays de la Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), qui ont mis en place, dix ans avant l’UE, le concept de « citoyenneté africaine » en 1982, et dont les ressortissant.es peuvent circuler librement au sein des 15 Etats-membres de la CEDEAO, voient cette libre circulation mise à mal par la politique d’externalisation des frontières menée par l’UE. Celle-ci exige en effet la mise en place, par un chantage aux aides au développement, d’un contrôle des mouvements migratoires qui viole les accords de libre circulation passés au sein de la CEDEAO. En somme, les Européen.nes veulent s’arroger le droit de décider comment les Africain.es doivent voyager, même au sein de leur propre continent. S’il ne s’agit pas là de néocolonialisme, il faudra qu’on m’en réexplique la définition.
Nous avons parlé de chiffres, aussi, un peu. Pas trop, parce que la migration est un phénomène éminemment humain qui ne se laisse pas réduire à des statistiques ; mais celles-ci sont néanmoins intéressantes lorsqu’elles viennent froidement contrecarrer des discours médiatiques alarmistes qui nous mettent en garde contre des « flux » ou des « vagues » d’arrivées, comme s’il s’agissait d’une catastrophe naturelle. Ainsi, les chiffres de l’ONU indiquent que 80% des Africain.es qui migrent se déplacent en situation de régularité. En outre, elles et ils se déplacent d’abord au sein même du continent africain. Leur seconde destination est l’Asie ; l’Europe ne vient donc qu’en troisième position.
Le nombre de migrant.es en situation irrégulière qui tente d’arriver en Europe est donc minime ; il justifie néanmoins la commission de crimes contre l’humanité à leur encontre, si possible loin de nos regards, dans les camps de détention libyens, au cœur du Sahara qui sait garder ses secrets, dans les pays d’origine dont les candidat.es à l’exil persécuté.es n’ont plus l’occasion de sauver leur peau et meurent faute d’avoir pu fuir.
Surtout, nous nous sommes rencontré.es. Le colloque était organisé par une association italienne, l’ASGI (l’Associazione per gli Studi Giuridici sull’Immigrazione – je vous l’ai dit, c’était en de temps lointains où les Italien.nes étaient encore des gens fréquentables). De nombreux.ses chercheur.ses et praticien.nes nigérian.es sont également intervenu.es, de celles et ceux qu’on ne voit jamais aux colloques organisés en Europe parce qu’elles et ils n’obtiennent jamais leurs visas.
Je suis revenue avec l’envie de mettre en place en Belgique une structure similaire à celle du beau projet de l’ASGI : une plateforme d’ « études juridiques sur l’immigration », regroupant non seulement des avocat.es, mais aussi des membres d’associations et d’ONG et des journalistes spécialisé.es, qui permettrait de faire mieux circuler l’information et les bonnes pratiques, de construire des stratégies juridiques coordonnées et de constituer un interlocuteur pour des acteurs internationaux. Et aussi avec, dans mes bagages, un carnet d’adresses de personnes qui, au Nigéria, oeuvrent elles aussi, à l’autre bout de l’itinéraire, dans le sens d’un projet migratoire humain. En attendant que celui-ci soit mis en place, elles se chargent de recueillir les « expulsé.es » qui reviennent, bredouilles et souvent gravement traumatisé.es, de leur aventure européenne.
Et nous nous sommes rappelés à quel point le droit de la migration est un droit européen, et que si nous voulons contrecarrer le mouvement politique qui tend à barricader la « forteresse Europe », fut-ce au prix du l’organisation, loin de ses rivages, de drames humains, nous devions nous organiser nous aussi, avocat.es et juristes convaincu.es que le projet européen vaut mieux que cela. Que la jurisprudence du Tribunal de première instance de Rome, présentée lors de la première journée, peut être transposée devant les juridictions belges. Ce tribunal a enjoint le gouvernement italien à ramener sur son territoire un citoyen érythréen, fait prisonnier en Méditerranée par la marine italienne qui l’a remis aux gardes-côtes libyens, qui l’ont eux-mêmes expulsé vers Israël, sans lui laisser l’occasion de déposer une demande d’asile. Que les « bonnes pratiques » en matière de traitement des mineur.es étranger.es non accompagné.es (MENA) applicables dans d’autres pays de l’UE devraient pouvoir être transposées chez nous. Qu’il est temps, enfin, de nous rappeler le meilleur de ce projet un peu fou d’Union européenne : cette circulation des personnes qui permet aussi la circulation des idées et du droit, qui ne doit pas nécessairement être mise au service de la « forteresse » mais peut aussi renforcer les valeurs humanistes et de liberté censées constituer le socle de notre Europe politique.
Le délégué aux droits de l’enfant, Bernard De Vos, postait récemment un rappel bienvenu sur Facebook : « Il y a 42000 personnes dans les cinq hotspots sur les îles grecques. Avec plein d’enfants. Ils y attendent depuis bien avant la terrible crise sanitaire que nous traversons, un zeste de solidarité et d’humanité. Depuis deux semaines, ils ont pratiquement disparus des écrans radar. Tant nous sommes obnubilés par ce qui nous vient. Les équipes de MSF s’égosillent en direction des autorités sanitaires et les pressent à mettre en place un plan comprenant des mesures de prévention et de contrôle des infections, de promotion de la santé, d’identification rapide des cas, d’isolement et de prise en charge des cas non sévères ainsi que de traitement des cas graves et critiques. En l’absence d’un tel plan, l’ONG considère que la Grèce et l’Europe n’a d’autre solution que d’évacuer les camps et transférer les demandeurs d’asile dans des logement appropriés. Ce que nous demandions déjà avant l’arrivée de ce foutu virus… »
En ces temps de repli et de peur, où les frontières se ferment au sein même de la « forteresse », où la tentation d’écouter les sirènes promptes à marteler Eigen volk eerst face à la menace sanitaire qui nous assaille est grande, je pense souvent à mes client.es, à ces femmes et ces hommes que je reçois depuis dix ans dans mon cabinet et qui viennent me confier leur récit d’exil. Nombre d’entre elles et eux avaient une vie normale, un emploi, une famille, un pays qu’elles et ils aimaient. Les circonstances de la vie, si imprévisible, les ont contraint.es à abandonner tout cela pour rester en vie. Nous en sommes encore loin, heureusement ; mais cette « crise » me fait éprouver autrement la fragilité de toutes nos belles certitudes. L’air du temps est à la solidarité, on le sent ; à la réconciliation avec les proches avec qui l’on est brouillé.es, aux blagues sur les réseaux sociaux pour alléger l’atmosphère pesante, aux encouragements adressés à tou.tes celles et ceux à qui nous écrivons, que ce soit à des fins privées ou professionnelles, tou.tes uni.es face à ce qui nous tombe dessus. Sans doute revenons-nous quelque part à l’essentiel : profiter du temps qui est là, de nos enfants, de nos proches ; cultiver un bout de jardin, pour celles et ceux qui ont la chance d’en avoir un ; resserrer les liens avec celles et ceux que nous aimons ; nous réjouir d’un rayon de soleil. Puissions-nous conserver le meilleur de ces drôles de semaines : qu’elles nous permettent d’apprendre à étendre notre capacité de solidarité au-delà de nos frontières.
Marie Doutrepont,
Avocate au barreau de Bruxelles